ARTICLES ET ENTRETIENS
Culture : L'entretien du mois. Rencontre avec

Jean-François Samlong, un écrivain XXL

Jean-François Samlong a vu le jour à Sainte-Marie, une belle commune de l’île de la Réunion, au cœur de l’Océan Indien. Ancien professeur certifié de Lettres, Docteur ès Lettres, il fut ensuite détaché auprès du Rectorat comme coordonnateur LCR (Langue et Culture Régionales) pour le second degré. Membre de l’Académie de la Réunion, président de l’UDIR (Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise/ www.udir.org)) un organisme d’animation littéraire spécialisé dans la formation de conteurs, qui préside également aux activités d’une maison d’édition éponyme, il est l’auteur de nombreux romans, essais et recueils de poèmes.

Depuis plus de trente ans, Jean-François Samlong prend une part active au renouveau de la culture réunionnaise. Poète, romancier, sa première période fut intimiste, animée par une poésie introspective (Valval, 1980 ; Le Cri du lagon, 1981 ; Solèy do fé, 1990). La deuxième se traduisit par son orientation vers le roman historique afin de se réapproprier certaines pages d’histoire et de légendes, notamment avec Terre arrachée (1982, Prix de Madagascar décerné par l’Association des Écrivains de Langue Française), Madame Desbassayns (1985, Prix des Mascareignes décerné par l’ADELF), Pour les bravos de l’Empire (1987), Zoura, femme Bon Dieu (1988). La troisième inaugura un cycle plus littéraire, avec un regard sans complaisance porté sur la société réunionnaise contemporaine. Il publie La Nuit cyclone (Grasset, 1992, Prix Charles Brisset), L’Arbre de violence (Grasset, 1994, Prix de la Société des Gens de Lettres, Le Livre de Poche, 1996), Danse sur un volcan (Ibis Rouge Éditions, 2001), Le Nègre blanc de Bel Air (Éd. Le Serpent à Plumes, 2002), L’Empreinte française (Éd. Le Serpent à Plumes, 2005), Une île où séduire Virginie (L’Harmattan, 2007).

Parallèlement, il éprouva le besoin d’analyser le discours poétique et romanesque, et publia De L’Élégie à la Créolie (1989), Le Roman du marronnage (1990), des anthologies, des guides bibliographiques, et la première Anthologie du roman réunionnais (Seghers, 1991). Sa thèse de doctorat dont le thème est annoncé dans le titre : La mort dans le roman réunionnais contemporain (Université de La Réunion, 1994), en témoigne.

Ses essais, Le Défi d’un volcan (Stock, 1993) et La crise de l’outre-mer français (L’Harmattan, 2009) sont le fruit de sa réflexion sur l’évolution de la société réunionnaise désireuse de réussir son intégration à la région indocéanique, à la France et à l’Europe, car estime-t-il : « Si les racines d’un peuple ne se nourrissent pas aux grandes civilisations, elles meurent. » 

Soucieux de partager ses valeurs avec le plus grand nombre, une nécessité selon lui, il traduit aussi durant ces années-là, du créole en français, plusieurs ouvrages de l’écrivain Daniel Honoré : Légendes créoles (1997), Le Chemin des frères Ramondé (1999), Légendes chinoises (2000), Contes créoles (2003).

Passeur, conteur, il ne pouvait pas ne pas écrire de livres pour le secteur « jeunesse », d’où la publication de : Kafdor (version créole, éd. Udir, 2003 ; version française, Ibis Rouge Éditions, 2004) ; Zabeth et le monstre de feu (Desnel Jeunesse, 2008 ; illustrations de Raphaëlle Lennoz) ; Noélie et la Croix du sud (Editions Orphie, 2008 ; illustrations de Céline Ménard) ; Noélie et le train tuit-tuit (Editions Orphie, 2010 ; illustrations de Céline Ménard) ; Il était une fois Madame Desbassayns (Editions Jacarandas, 2009) ; Il était une fois Sarda Garriga (Editions Jacarandas, 2009) ; Il était une fois Sitarane (Editions Jacarandas, 2009).

Sitarane, le héros méphistophélique de son dernier roman Une guillotine dans un train de nuit, (304 pages, 19,50 euros) édité en septembre 2012 par les éditions Gallimard, pour lequel nous avons éprouvé un véritable coup de cœur dont nous avons rendu compte il y a quelques semaines.

Cheminer encore en compagnie de Jean-François Samlong nous a paru une évidence, concrétisée par cet entretien qu’il nous a accordé.

Christian Séranot : Pourquoi avoir choisi de raconter l’épopée sanglante, en 1909-1910, à la Réunion, de figures comme celles de Sitarane et des membres de sa bande, qui ont laissé un souvenir si vivace dans l’inconscient collectif réunionnais ?

Jean-François Samlong : Tout d’abord, en tant qu’écrivain, je continue à m’intéresser à toute cette violence qui a marqué (et marque encore) l’histoire de la Réunion depuis le début du peuplement, même si, par certains côtés, l’île demeure aujourd’hui un lieu extraordinaire où il y fait bon vivre. Je pense que cette violence omniprésente, sournoise, haineuse, trouve son origine dans le développement d’une économie fondée, dès le XVIIIe siècle, sur l’esclavage et le racisme. En ce qui concerne Sitarane (il joue un rôle prépondérant dans mon dernier roman), je n’ai pas manqué de m’interroger sur le fait que, plus d’un siècle après les crimes horribles qu’il a commis avec sa bande dans le sud de l’île, non seulement les Réunionnais se souviennent de lui, mais ils lui rendent quotidiennement un culte en allant fleurir sa tombe dans le cimetière marin de Saint-Pierre. En décembre 2012, j’ai assisté, en plein jour, à une danse du sabre et à des sacrifices d’animaux sur sa tombe. Après sa décapitation, sa tête est tombée tel un ex-voto dans le bac de sciure, et on le prie soit pour se protéger de lui, soit pour des actes de sorcellerie dans une île qui aime les croyances, les superstitions et les relations avec le monde des morts et des morts-vivants !

C. S. : Est-ce un projet que vous aviez depuis longtemps ?

J.-F. S. : J’ai laissé le projet mûrir dans ma tête, car le défi à relever consistait à réunir une riche documentation, puis à écrire une histoire que tous les Réunionnais croient connaître, sans soupçonner, la plupart du temps, la barbarie des actes commis par Sitarane, Fontaine et Saint-Ange Gardien. Il me fallait, avant tout, trouver des solutions pour marquer la dimension réflexive et autoréflexive du « je » qui, écrivant, souhaite arracher son texte du passé pour qu’il fasse irruption dans le présent et se projette vers l’avenir. D’où, ici et là, l’intrusion directe de l’auteur dans la narration, par exemple à la page 92.

C. S. : La forme romanesque d’un tel projet d’écriture s’est-elle d’emblée imposée à vous ?

J.-F. S. : Après mûre réflexion, s’est imposée à moi l’idée que je devais refuser absolument le roman linéaire. Pourquoi ? Parce que dans un roman historique on est censé rapporter des faits qui ont réellement existé ; c’est ce que j’ai fait. Mais pour aller au-delà du fait historique, pour que le discours romanesque ait une prise sur le présent, voire sur l’avenir, il était nécessaire de dépasser le langage et de faire appel au métalangage. Le métalangage étant pour moi le lieu où se crée le lien entre le passé, le présent et l’avenir. Et puis, de temps en temps, ce n’est plus ni le narrateur, ni l’auteur qui commentent l’histoire, mais ce qu’on nomme un personnage délégué. Par exemple, c’est le cas du juge Hucher, lorsqu’il reçoit Sitarane dans son bureau. A noter que le personnage délégué est aussi une solution la plus pratique pour camoufler l’idéologie ou les idéologies. Et puis, j’ai pu m’appuyer sur des personnages types : l’adjoint au maire, le gendarme, le juge, la voyante extralucide, le prêtre, le bourreau, le journaliste… Le personnage type du journaliste est intéressant parce qu’on peut retranscrire, dans le discours romanesque, des extraits de ses articles. Et je ne m’en suis pas privé… Bien entendu, il ne faut pas abuser de ces artifices littéraires. Tout est une question de dosage !

C. S. : De quels matériaux disposiez-vous au départ ? Vous a-t-il fallu entreprendre de nombreuses recherches ? S’agit-il d’une biographie romancée, d’un roman biographique, ou d’un roman tout court – un roman global –, dans lequel vous avez pris des libertés avec la réalité historique de ces personnages qui vous ont inspiré, afin de mieux rendre compte de l’époque, précisément ?

J.-F. S. : Tous les matériaux sont disponibles aux archives départementales. D’une part, il faut entreprendre les recherches de façon raisonnée, c’est-à-dire tout en sachant où l’on va, et pourquoi on a choisi d’aller dans telle direction (refus du roman linéaire) plutôt que dans telle autre, sinon on perd du temps, on se disperse, et le découragement arrive très vite. Si on a déjà un projet d’écriture, toutes les recherches s’organisent autour de ce projet, et le roman s’écrit au moment même où les informations surgissent au détour d’une lecture. Et donc, je dirai qu’il s’agit ici d’une biographie romancée, et je n’ai pris aucune liberté avec la réalité historique de ces personnages, voulant recréer l’atmosphère de l’époque. J’avais à ma disposition les articles de presse, les procès-verbaux, les comptes-rendus des procès, les photos des personnages, et puis… je connais bien le sud de l’île. C’est important pour moi, car je reste persuadé que l’espace et le temps jouent un rôle fondamental dans la mise en scène d’une intrigue.

C. S. : Avez-vous eu à combler certains trous de leur l’histoire ?

J.-F. S. : Très peu. Tous les faits ont été bien rapportés par les journalistes de l’époque qui ont fait un travail remarquable. Il me reste un regret : je n’ai pas la recette exacte de la poudre jaune, que des on-dit. Mais peut-être que cela vaut mieux pour tout le monde.

« L’écriture est partout »

C. S. : Diriez-vous que l’art de la fiction, que les armes miraculeuses du roman permettent d’une certaine manière de mieux rendre compte d’évènements survenus et de leur retentissement (à la Réunion), qu’une simple reconstitution historique ?

J.-F. S. : Pour ce qui est d’une reconstitution historique, le plus souvent il s’agit d’un réel déjà écrit, analysé, commenté, et même déformé à travers les propos approximatifs de l’un ou de l’autre. Par conséquent, pour intéresser le lecteur, et pour qu’il aille jusqu’au bout de sa lecture sans que le livre lui tombe des mains, il faut que l’art de la fiction soit au service de l’histoire. Il ne s’agit pas là d’armes miraculeuses (en tout cas, moi je ne les possède pas), mais d’outils à maîtriser coûte que coute pour que le texte soit performant. A chacun ses outils, bien sûr. Cependant, certains d’entre eux sont indispensables à tout écrivain : maîtrise du niveau de langage, du style, du niveau de la pensée, et plus généralement maîtrise de la grammaire du texte. Il est un outil que l’on a tendance à négliger, c’est la lecture. La romancière mauricienne Nathacha Appanah me disait qu’elle lit beaucoup, énormément. Ou alors il faut méditer cette phrase de Marguerite Duras : « Tout écrivait quand j’écrivais dans la maison. L’écriture était partout. » Y compris dans la lecture. Ceci pour dire que l’outil des outils c’est aller au-delà de la forme. Ce que je donne à lire dans Une guillotine dans un train de nuit, c’est un coup d’œil (peut-être aussi un clin d’œil), un regard qui m’appartient en propre, ma façon d’aborder l’histoire de mon île, puis de la sentir, de l’écrire. Je suis tout moi dans mon écriture. C’est ma sensibilité qui court à travers les lignes. C’est mon sang. Ce sont mes rêves. Un narrateur omniscient ne suffit pas à rendre compte de la réalité. Et la forme n’est qu’un outil mis au service de la fiction, non de façon servile, bien sûr. La langue est aussi un outil, ou les langues, comme Patrick Chamoiseau qui donne au créole une place prépondérante dans ses romans. Quoi qu’il en soit, il faut être en permanence à la recherche d’une nouvelle forme, d’une nouvelle esthétique, dans la mesure où, dans l’écriture d’un roman, rien n’est gagné d’avance. Ce qui amène Gao Xingjian à prôner « l’éclatement de la narration fictionnelle classique ». Et donc, attention aux outils émoussés.

C. S. : Où s’arrête et où commence la littérature ?

J.-F. S. : La littérature n’a ni fin ni début, raison pour laquelle j’ai voulu citer cette phrase de Marguerite Duras. Ou alors, la littérature commence avec l’écrivain, se poursuit avec le lecteur, et comme le lecteur d’aujourd’hui cèdera la place au lecteur de demain, la littérature est sans cesse renouvelée, ranimée, recommencée. Je dirai même que le lecteur poursuit l’œuvre de l’écrivain. Le dernier lecteur signera-t-il la fin de la littérature ?

C. S. : Ne pourrait-on pas dire que dans cette histoire, celle de votre roman, elle (la littérature) commence et s’arrête justement, à bord de votre train de nuit, en carburant au suspense ?

J.-F. S. : Dans mon roman, vous avez raison, la littérature commence à bord du train de nuit, « en carburant au suspense », mais qui peut dire où elle s’arrêtera, et quand ? et où ? J’ai une amie qui, en métropole, prend souvent le train ; elle a lu mon roman dans le train, à onze mille kilomètres de l’île, et c’est ainsi que la littérature voyage de façon étrange : elle, la lectrice, assise dans un train, et lisant une histoire qui se passe dans un train venu d’un lointain passé. Le train du passé l’a rattrapée dans son présent à elle ; ce train est entré dans sa mémoire, dans sa vie, par le biais des émotions suscitées par la lecture.

La générosité du lecteur

C. S. : Votre roman serait parfaitement adaptable au cinéma ou à la télévision. Avez-vous déjà été contacté pour cela, vous et/ou votre éditeur, par des réalisateurs ou des scénaristes ? A qui penseriez-vous ? Seriez-vous tenté comme certains auteurs, Eric-Emmmanuel Schmitt, Emmanuel Carrère, ou Philippe Claudel d’en écrire ou coécrire vous-même le scénario et d’en assurer aussi la réalisation ?

J.-F. S. : Les responsables de la maison Gallimard ont dû présenter déjà un résumé de mon roman à des réalisateurs ou à des scénaristes. C’est tout ce que je sais pour l’instant. Et à ce jour, je n’ai eu aucun contact. Je connais le travail d’Emmanuel Carrère, d’Eric-Emmanuel Schmitt (Variations énigmatiques est un petit chef-d’œuvre) et de Philippe Claudel (C’est difficile de ne pas avoir dans sa bibliothèque Les âmes grises), raison pour laquelle je me sens incapable d’écrire le scénario de mon roman (peut-être coécrire ?) et moins encore d’en assurer la réalisation. Il s’agit là d’une autre écriture, d’une autre forme d’art dont je ne possède absolument pas les outils.

C. S. : Dix romans publiés déjà, des essais, des ouvrages pédagogiques, un livre de photos, des recueils de poèmes et un Journal sûrement, dont la plupart ont en commun la Réunion comme sujet de réflexions, territoire d’inspiration, promesse d’avenir, théâtre des rêves, peut-on vous définir comme un écrivain engagé ?

J.-F. S. : Je suis profondément, sincèrement engagé dans mon écriture. Et j’ai adopté la formule de Jean-Paul Sartre : « Ecrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur ». Très tôt, je me suis posé la question : comment me rendre essentiel par rapport à mon île, par rapport au monde ? Dévoiler, révéler, tirer de l’ombre, donner à lire et à se lire aussi. Je propose un engagement imaginaire dans l’action d’écrire ou un imaginaire indissociable d’un mouvement qui vise à transcender la réalité. Toutes les formes de violence ne peuvent me laisser indifférent, ni l’esclavage, ni les crimes de sang, ni l’inceste, ni le racisme, ni les injustices que renferment nos sociétés. Je ne veux pas me sentir responsable de ces violences-là. Ce qui m’oblige à créer, à dévoiler, à m’engager, et donc à me sentir libre, une liberté liée à la liberté humaine.

C. S. : Que dirait le jeune homme que vous fûtes, fou de littérature, à l’écrivain que vous êtes devenu aujourd’hui ? Pouvez-vous l’imaginer ?

J.-F. S. : La réponse est simple : le chemin est bon, il n’y en avait pas d’autre, mais il te reste encore beaucoup à apprendre sur toi-même, sur le monde des morts et des vivants ; sur l’univers des mots et des maux qui conditionnent l’existence ; sur la généreuse indignation qui, parfois, permet de changer la face du monde.

C. S. : Est-il plus facile aujourd’hui qu’hier, lorsque l’on vit à la Réunion, de parvenir à se faire publier dans une dite « prestigieuse » maison d’édition hexagonale ?

J.-F. S. : J’ai fait la preuve (et je ne suis pas le seul) que le lieu où l’on vit n’influence pas les responsables des maisons d’édition, fussent-elles aussi prestigieuses que Gallimard, les poussant à dire non à un auteur. Seule compte la qualité littéraire du manuscrit qu’on leur propose. Franchement, je ne vois pas pourquoi un responsable éditorial digne de ce nom refuserait un texte de qualité ; il pourrait se tromper, mais à ce moment-là l’écrivain a toute liberté pour frapper à la porte d’une autre maison d’édition.

De Victor Hugo à André Siniavski

C. S. : Appelez-vous de vos vœux la création d’une grande maison d’édition à la Réunion, digne du vingt-et-unième siècle et de sa révolution numérique, rayonnant sur le monde ? Un tel projet pourrait-il voir le jour selon vous ? Répondriez-vous à l’appel de mécènes éventuels pour la lancer ?

J.-F. S. : Je n’ai pas cette ambition d’autant que, à la Réunion, les maisons d’édition ont toutes les peines du monde à vivre, à survivre. La révolution numérique n’y suffira pas. Ce sont des écrivains talentueux qui font la renommée d’une maison d’édition, et sa renommée assurée, elle-même attire d’autres écrivains talentueux, et ainsi de suite. Mon souhait c’est que les écrivains réunionnais haussent le niveau de leur écriture, comme l’ont fait les écrivains africains, antillais, mauriciens. Il ne s’agit plus tellement d’écrire une aventure, mais de tenter l’aventure d’une écriture ; l’enjeu n’est pas le même, l’engagement de l’écrivain non plus.

C. S. : De quel(s) livre(s) recommanderiez-vous la lecture aux habitués d’Outremerlemag ?

J.-F. S. : Je recommande de lire, humblement, les écrivains indémodables, et surtout d’avoir un choix de lecture éclectique. Je passe aisément de Victor Hugo à Virginia Woolf, de Le Clézio à Chamoiseau, de Duras à John Irving, de Georges Bataille à André Siniavski…

C. S. : Quel livre êtes-vous en train de lire en ce moment ?

J.-F. S. : Après la parution de mon roman, des amis m’ont offert deux livres qui sont de la même veine, et que je dois absolument lire, m’ont-ils dit : Farinet ou la fausse monnaie de Ramuz et Fleur de tonnerre de Jean Teulé. Les vrais amis vous offrent toujours de très bons livres. Et ces deux romans sont excellents, de mon point de vue.

C. S. : Peut-on avoir une idée de la date de parution de votre prochain roman et du sujet dont il traitera ?

J.-F. S. : Après le roman historique, j’aborde un sujet d’actualité, un sujet grave qui bouleverse la Réunion depuis deux ans : c’est l’histoire d’une mère qui a perdu un fils de vingt ans en mer, alors qu’il surfait sur le spot de l’Ermitage, happé probablement par un requin… Quant à la date de parution, je n’en sais rien, car c’est une prérogative qui appartient à mon éditeur, Jean-Noël Schifano, et à la maison Gallimard.

C. S. : Une réflexion ou remarque, ou suite de mots de votre part, pour la route, comme viatique ?

J.-F. S. : « Chaque vocable de ce livre m’a valu une part de moi-même que chaque lecteur doit me rendre pour que je puisse continuer à vivre ; et chaque ligne est un barreau d’encre qui m’interdit de faire autre chose qu’écrire. »

Propos recueillis par Christian Séranot

[1] Voir en pages Culture la rubrique Le coup de cœur littéraire de la semaine. 


16/08/2015

LA LITTÉRATURE RÉUNIONNAISE MÉRITE-T-ELLE D'ÊTRE CONNUE ?

Alain Junot : Peux-tu me donner ta définition du roman réunionnais ? Suffit-il qu’une œuvre soit écrite par un natif de l’île, suffit-il qu’elle concerne l’île par ses contenus ? Comme tu le soulignes dans l'anthologie rédigée par tes soins, reprenant les propos de Daniel-Rolland Roche.

Réponse de Jean-François Samlong : La question est délicate, car soit on a un point de vue réducteur (le roman réunionnais est un roman écrit par un natif de l'île) : Eugène Dayot est un romancier réunionnais ; Louis Timagène Houat ne l'est pas ; ou alors on a ce qu'on appelle un point de vue très large, et à ce moment-là toute personne qui a écrit un roman sur La Réunion est un romancier réunionnais. Les deux points de vue ne satisfont pas notre intelligence. Et pourtant, si je vais m'installer à la Guadeloupe (comme la Réunionnaise Michèle Cazanove), il ne me viendrait pas à l'esprit de dire que je suis un romancier guadeloupéen, ni même antillais.
Par ailleurs, un écrivain réunionnais n'a pas à écrire forcément sur l'île ; dans le même ordre d'idée, un écrivain installé à La Réunion qui n'écrit pas sur l'île, peut-il être considéré comme un écrivain réunionnais ? Mohammed Aïssaoui, qui a écrit un livre sur l'esclave Furcy, se considère-t-il comme un écrivain réunionnais ? Je crois qu'il faut poser la question à l'écrivain : s'il se considère comme un écrivain réunionnais, on l'adopte ; sinon on peut parler d'un "auteur réunionnais de cœur", avec l'accord de l'intéressé. A un moment donné, on s'est posé la question : Jean Lods est-il un romancier réunionnais ? On voit là toute l'absurdité de la question. Si quelqu'un me dit : "Je suis un écrivain réunionnais", quel que soit son pays d'origine, je lui dis, très bien, faisons avancer ensemble la littérature réunionnaise vers les plus hauts sommets ; si une telle ambition ne le passionne pas, chacun poursuit sa route, sans que je lui conteste la définition de "romancier réunionnais". De quel droit le ferai-je ? On peut soumettre à la réflexion cette idée : est écrivain réunionnais celui qui, non natif de l'île, écrit sur l'île tout en se préoccupant de l'avenir de la littérature réunionnaise. On reviendrait, en fait, à "une écriture engagée" ou à "un écrivain engagé" pour une cause, dans une conception positive et tolérante. Cette idée me plaît assez : revigorante, et pleine de délicatesse.

Alain Junot : Pourquoi la littérature réunionnaise est-elle si peu connue, y compris de son propre lectorat ?

Jean-François Samlong : Que fait-on pour que la littérature réunionnaise soit connue ? Désire-t-on qu'elle soit connue ? Mérite-t-elle d'être connue ? Et connue par qui ? Par les Réunionnais ou par le grand public en général ? Je crois qu'il serait judicieux de répondre d'abord à toutes ces questions. Et donc la tâche n'est pas simple. Il y a les gros efforts financiers consentis par les Collectivités locales qui ont mis en place une politique du livre, et j'attends la mise en place du "pôle littérature" annoncé par le Conseil Régional. Et puis je crois que les responsables des médiathèques et des bibliothèques font tout ce qu'ils peuvent pour que notre littérature soit connue, tout au moins la littérature jeunesse qui a explosé durant ces dernières années. En ce qui concerne le roman adulte, par contre, il y a tout un travail de sensibilisation à faire. Dans le cadre du 5ème Salon du Livre de Jeunesse de l'océan Indien, j'ai posé la question à une responsable de médiathèque, et elle m'a répondu que c'est plus facile avec la littérature jeunesse car il y a un public scolaire acquis. Ce qui reviendrait à dire que pour le roman adulte, le lectorat ferait défaut. On m'a dit aussi que si on a créé le "Grand Prix du Roman Métis" (en attribuant les deux premiers prix à des romanciers non réunionnais), c'est pour attirer les projecteurs sur la littérature réunionnaise. Ce point de vue mérite discussion, bien entendu, car cela voudrait dire que la littérature réunionnaise est incapable de se fonder sur ses qualités propres pour se faire connaître dans l'île et hors de l'île. Ce qui n'est pas faux en soi. "Il faut s'appuyer sur la force des grands écrivains étrangers pour être dans la lumière", m'a-t-on dit. Je comprends qu'on puisse adopter une telle démarche. Personnellement,  ma démarche consiste à m'appuyer d'abord sur mes propres forces, à frapper à la porte des maisons d'édition parisiennes (j'ai envoyé mes manuscrits aux éditions Grasset et Gallimard par la poste), et ensuite, pourquoi pas, compter sur l'efficacité de mon directeur littéraire et de mon attaché de presse, passer par le réseau du " Grand Prix du Roman Métis", par le réseau des médias, par le réseau des salons du livre, que ce soit ici, à Paris ou à Brives. Le lectorat existe : il faut aller le chercher avec une belle œuvre. Il y a l'adage qui dit que pour être connu, il faut passer par Paris. Mais mille et un romanciers se bousculent à Paris dans les salons de thé, et du coup ils sont tous intéressés par "le Grand Prix du Roman Métis" et le chèque de 5000 euros. Il faut savoir que de nombreux prix, et il faut défendre son roman bec et ongles pour en avoir un à Paris, n'offre pas une si belle somme aux lauréats. Mais pourquoi vouloir à tout prix avoir un prix littéraire ? On revient à notre question : pour élargir son lectorat. C'est une quête permanente mais non désespérée. C'est gagné si vous parvenez à répondre aux trois critères de la réussite : du travail, du talent, de la chance. A chacun de s'interroger : que manque-t-il aujourd'hui à la littérature réunionnaise pour qu'elle soit connue et reconnue ?

Alain Junot : "La littérature réunionnaise n’accuse pas un retard dans l’écriture, mais davantage dans la maîtrise d’un art qui demeure des plus difficiles," écris-tu dans l'anthologie. Peux-tu expliciter ce propos s'il te plaît ?

Jean-François Samlong : Je corrige ce que j'ai écrit dans l'anthologie en 1991, avec trop d'optimisme : la littérature réunionnaise, plus particulièrement le roman réunionnais, accuse aujourd'hui un retard autant dans l'écriture que dans la maîtrise d'un art qui demeure des plus difficiles. On est toujours dans l'écriture d'une aventure ; il serait temps qu'on s'intéresse à l'aventure d'une écriture. Il ne manque pas grand chose à certains romanciers que je connais pour passer le cap, juste une prise de conscience doublée de la volonté de réussir, coûte que coûte.


15/08/2015

ENTRETIEN AVEC Károly Sándor Pallai

Comme en témoignent vos ouvrages (entre autres Littérature réunionnaise au collège et Littérature réunionnaise au lycée) et le fait qu’en 1978, vous avez fondé la maison d’édition Udir (Union pour la Défense de l'Identité Réunionnaise), vous vous engagez activement dans la didactique et la promotion de la littérature réunionnaise et indianocéanienne. Comment voyez-vous aujourd’hui la situation de la valorisation des différences culturelles et linguistiques, de la didactique du créole et de la culture réunionnaise ?

On progresse dans les différents secteurs, mais lentement. Plus lentement encore dans la didactique, car le monde de l’éducation est un monde assez fermé et replié sur lui-même. De façon générale, le taux de chômage et d’illettrisme (l’île compte plus de 120 000 illettrés), les difficultés économiques et sociales ne permettent pas de procéder par bonds, mais d’avancer pas après pas, prudemment, sans que rien ne soit acquis définitivement. Tout peut être remis en question à tout moment, d’où la fragilité de l’engagement culturel dans le cadre d’une promotion globale de la littérature réunionnaise. Mais aujourd’hui, il existe un salon du livre à l’île Maurice, avec la participation des écrivains de La Réunion ; et il existe plusieurs salons du livre à La Réunion, avec la participation des écrivains de l’océan Indien ; nous sommes présents également au salon du livre de Paris, porte de Versailles, grâce au Ministère de l’outremer… La valorisation des différences culturelles et linguistiques se poursuit donc de manière régulière, c’est le plus important, mais contrairement aux Mauriciens ou aux Antillais, nous n’avons pratiquement plus d’écrivains publiés dans des maisons d’édition à Paris, et donc la visibilité de la littérature réunionnaise est quasi nulle sur le plan national.

Dans les années 1970, vos œuvres (et celle de Jean-Claude Thing Leoh et de Jean Albany) ont donné naissance à « créolie ». Vu la pluralité des graphies, où en est-on de la normalisation et de la standardisation du créole réunionnais (orthographe, grammaire, etc.) ?

Aujourd’hui, nous n’avons pas beaucoup avancé sur le plan de la normalisation et de la standardisation du créole réunionnais, contrairement aux Seychellois et aux Mauriciens qui ont ce qu’ils appellent  une « graphie arc-en-ciel ». A La Réunion, il est encore des conflits entre les partisans de la graphie étymologique, de la graphie Lékritir 77, de la graphie KWZ, de la graphie 2000 dite « tangol » ; il y a aussi ceux qui écrivent le créole réunionnais comme ils l’entendent, sans se préoccuper de l’orthographe, de la grammaire, de l’étymologie, de la syntaxe, de la sémantique, etc. J’ai remarqué également qu’on tend de plus en plus vers une francisation à outrance de la langue créole réunionnaise, et cela est préjudiciable à la langue elle-même qui, à moyen terme, pourrait perdre ses spécificités et s’affaiblir et disparaître, comme bien d’autres langues, d’ailleurs.

Dans un entretien sur votre roman Une guillotine dans un train de nuit (2012), vous dites : « nous sommes passés, un peu plus d'un siècle après les faits, d'une société cloisonnée à une société métissée ». Peut-on parler d’une réelle hybridité, d’un métissage et d’une pluralité valorisée au niveau psychique, identitaire, interculturel ?

Oui, nous sommes passés d’une société cloisonnée à une société métissée, mais avec des limites lorsqu’il s’agit de passer d’une communauté à l’autre, et donc on ne peut parler, à mon sens, d’une réelle hybridité. Je ne saurai dire si le métissage dont il est question est valorisé au niveau psychique (à ce jour, aucune étude scientifique n’a été faite sur le sujet), mais cette pluralité trouve effectivement un prolongement intéressant au niveau identitaire (la langue créole est partagée par plus de 85% de la population réunionnaise) et interculturel, notamment dans les grandes manifestations festives où le culturel rejoint le religieux, où les traditions rejoignent les croyances populaires. Exemples : la fête du Dipavali, la fête de Guang Di, le culte des morts chez les Réunionnais d’origine malgache, la fête du 20 décembre (date de l’abolition de l’esclavage dans l’île, le 20 décembre 1848)… Ces manifestations interculturelles peuvent jouer le rôle d’un ciment au sein des communautés, et donc renforcer la cohésion de la société réunionnaise qui, en dépit d’une hybridité moyenne, résiste aux nombreuses difficultés sur le plan social, politique, économique. La tolérance semble être le mot de cette incroyable réussite.

Vous dites dans l’entretien accordé au site Île en île que vous cherchez « à écrire cette île de la Réunion avec tout ce passé historique ». Pourquoi écrivez-vous, quel est votre art poétique ?

Le passé de l’île, notamment la période liée à l’esclavage/marronnage, est omniprésent dans la conscience réunionnaise. Après la reconnaissance de l’esclavage comme « crime contre l’humanité », la situation est moins tendue entre le passé et le présent, et on essaie de tourner la page. Encore faut-il, aujourd’hui, enseigner l’histoire de La Réunion aux Réunionnais dont les ancêtres n’étaient pas… des Gaulois. Raison pour laquelle j’ai commencé par écrire des romans historiques afin de me réapproprier l’histoire de mon île, et ensuite la faire connaître aux autres à travers le discours romanesque. Je suis donc, vu sous cet angle, un écrivain engagé, et je le reste quelque part. Mais entre-temps, j’ai remis en cause mon écriture et je ne peux plus me permettre de raconter seulement une histoire. Je donne une même importance à l’écriture d’une aventure qu’à l’aventure de l’écriture, ce qui m’amène à rechercher constamment un équilibre entre le fond et la forme. Il y a quelques années, j’ai écrit ceci : « L’écriture n’est pas une suite d’arrêts sur image projetés dans l’angoisse de la page, mais un carrousel de mots et d’images, de voyages inédits au carrefour des langues, loin des sentiers battus par la fatigue des stéréotypes (le déjà-dit est ce qui tombe sous le sens), mais le tourbillon des signifiants qui, dans l’infini des redéploiements, des refus de transcription littérale, s’éloignent du texte Ancien, bousculent les clichés… » (Les mots à nu, essai, éd. Udir, 2000). Cette approche de la littérature est toujours mon obsession première, ce qui explique que chaque nouveau roman suppose une prise de risque dans la mesure où je ne suis pas dans la reproduction du sens, mais dans la quête d’un ailleurs du sens ou d’un sens de l’ailleurs. Littérature : lit des ratés, des ratures d’où enfin émergent les mots d’élite. Est-ce cela mon art poétique ? Probablement. Mais cet art, si art il y a, n’est pas figé, car demeure l’éternelle question : comment ranger le désordre du monde dans l’ordre des mots ?

Vous mettez en relief l’importance de la démarche mnésique, mémorielle. Quelles sont les stratégies mémorielles, les techniques textuelles qui peuvent être aptes à transcrire les vécus psychiques, historiques complexes de la société réunionnaise ?

Pour mener à bien un tel projet, tout écrivain possède les mêmes outils, quelle que soit la société dont il est question. S’il s’agit d’un roman historique (voir Une guillotine dans un train de nuit, 2012) ou d’un roman contemporain (voir En eaux troubles, 2014), la première étape consiste à se documenter sérieusement sur le sujet, sans rien laisser dans l’ombre ; ensuite, il faut faire un choix judicieux parmi la masse d’informations, puis oublier l’aspect informatif pour se concentrer sur l’écriture de cette histoire singulière. C’est l’écriture qui porte l’histoire et non l’inverse, notamment si on choisit le genre fictionnel. La deuxième partie du travail consiste à lire des livres théoriques, allant de Freud à Cyrulnik, en passant par Lacan, Masud Khan, et bien d’autres théoriciens des vécus psychiques. La troisième étape consiste à refuser catégoriquement la linéarité du discours romanesque (la littérature a horreur de la linéarité), et donc d’exploiter au maximum ces techniques textuelles que sont le flash-back et ce que Dorrit Cohn nomme le psycho-récit qui résume des sentiments, des pulsions, des désirs diffus… Ne pas se priver du discours indirect libre (DIL, voir à ce propos Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978), du monologue narrativisé, du monologue rapporté, etc. De toute façon, l’art poétique doit pouvoir combiner ces différentes techniques, ou alors la tâche de l’écrivain consiste à faire en sorte que les différentes techniques se combinent entre elles, ce qui est encore mieux pour créer du sens. Dorrit Cohn écrit : « Dans un milieu dominé par le narrateur, les formes monologiques revêtent une coloration ironique. Lorsque c’est le point de vue du personnage qui domine, psycho-récit et monologue rapporté ont tendance à se rapprocher l’un de l’autre, et à se rapprocher l’un de l’autre du monologue narrativisé… » (Dorrit Cohn, La transparence intérieure, éditions du Seuil, 1981). Là où a lieu le rapprochement surgit l’ailleurs du sens.

Le créole réunionnais est devenu langue régionale au début du XXIe siècle, un CAPES de LCR a été créé et en 2002, une licence de créole a vu le jour. Comment voyez-vous le développement historique du créole depuis la départementalisation et la « minoration linguistique » ?

La minoration linguistique demeure, même si la langue créole compte aujourd’hui parmi l’une des langues de France. Le développement d’une langue régionale ne peut se faire sans une réelle volonté de la population, sans une volonté politique non moins réelle, sans des moyens financiers appropriés. Par exemple, on a créé le CAPES de créole, dit LCR (langue et culture régionale), mais c’est un CAPES bivalent : français/créole, histoire/créole, et quand un professeur n’a pas d’heures en créole il enseigne uniquement dans l’autre valence. Il faut savoir également que les heures pour l’enseignement du créole dépendent d’une dotation globale horaire (DGH) que le rectorat attribue chaque année aux chefs d’établissement des collèges et des lycées. Ensuite, il est laissé aux chefs d’établissement et à leur conseil d’administration de voir si la priorité des priorités c’est de mettre en place un enseignement LCR ou de permettre aux élèves de mieux maîtriser la langue française, les mathématiques… et les heures attribuées sont orientées dans ce sens. Donc, la situation est complexe. Lorsque j’étais chargé de mission LCR auprès du rectorat, je me souviens qu’à l’époque nous avions les professeurs mais pas les élèves ; aux Antilles, ils avaient les élèves mais pas les professeurs. Je ne sais si cette situation a beaucoup changé…

Menant des recherches sociolinguistique sur les pratiques linguistiques réunionnaises, Souprayen-Cavery évoque la notion « d’interlecte » et souligne que le créole et le français « n’ont plus les fonctions communicatives qui leur étaient proprement imparties par la diglossie canonique […] ces deux codes gomment leur frontière, en se mélangeant, en s’alternant, en s’imbriquant ». Comment voyez-vous les « identités épilinguistiques », les rapports entre la conscience linguistique, la langue créole et l’identité, l’imaginaire, l’appréhension symbolique ?

Je partage entièrement le point de vue de Souprayen-Cavery. La notion d’interlecte, comment peut-il en être autrement, est importante pour mieux comprendre l’évolution de la langue créole à La Réunion, pour mieux comprendre toute langue dans le contexte d’une langue dominante et d’une langue minorée. A propos des rapports entre la conscience linguistique, la langue créole et l’identité, l’imaginaire, l’appréhension symbolique, sans oublier la part psychanalytique, on peut dire qu’on est dans le domaine du diffus et de la confusion la plupart du temps. Je peux me tromper, mais je ne connais aucune étude sérieuse sur le sujet. Concernant  les trois derniers aspects (identité, imaginaire, symbolique), il est difficile de s’en faire une idée précise car les textes écrits en créole sont de plus en plus rares et tentent même à disparaître de la scène éditoriale. Il ne fait aucun doute que la langue créole est l’un des éléments fondamentaux dans le développement de l’identité, de l’imaginaire, de la symbolique, mais la vraie question est la suivante : à qui ce développement bénéficie-t-il ? Que faire pour freiner la francisation du créole réunionnais aussi bien à l’oral qu’à l’écrit ? Est-ce à dire que l’identité réunionnaise est en péril ? A long terme, oui, forcément, et avec elle l’imaginaire et l’appréhension symbolique. Il faut donc parler d’une identité métisse ou d’une identité plurielle non repliée sur elle-même mais ouverte au monde. Cette nouvelle perspective n’est pas pour me déplaire, bien au contraire. Qu’on gomme les frontières entre les hommes, entre les langues et les identités, entre les imaginaires et les symboliques !

Trouvez-vous qu’il faut prendre en compte la variété dialectale et fonder l’écriture du créole sur le principe de « l’interdialectalité » pour créer l’unité graphique du créole réunionnais ? Pensez-vous que La Réunion est une « zone interlectale » où on peut parler d’un usage interférentiel de divers codes et comportements linguistiques ?

La première question concerne plus particulièrement les linguistes et je n’ai pas fait d’études linguistiques. Je peux dire ceci : vouloir créer l’unité à partir de la diversité est un vieux rêve : le tout dans l’un, et l’un dans le tout. Pourquoi pas ? Cela demandera beaucoup de temps, certes. Après tout, rien ne presse. Rien n’est urgent à La Réunion. Pour la résolution de ces problèmes de graphie du créole réunionnais, on évolue comme dans un temps figé. Personnellement, je ne suis pas convaincu que l’unité graphique du créole réunionnais passe par l’acceptation du principe de « l’interdialectalité », c’est une façon comme une autre d’être dans le confort de l’immobilité. Tant qu’on n’agit pas, on ne dérange personne. Les neurones s’activent, mais les faits demeurent têtus : trente-huit ans après la mise en place de Lékritir 77, nous sommes toujours dans la cogitation, perdus dans le rêve de l’unité dans la diversité, et cela peut durer encore longtemps, à moins d’un miracle, d’autant plus que l’usage interférentiel de divers codes existe bel et bien à La Réunion.

Comment le passage d’une société de plantation à une société de consommation, l’estompage des clivages traditionnels, l’extrême croissance démographique, l’augmentation du taux du chômage, les plans de migration et de relocalisation de la population et « l’aggravation du malaise social »  ont-ils influé sur l’identité ?

Cette question peut faire l’objet d’une thèse de doctorat. Sincèrement, je n’ai aucune réponse sérieuse sur le sujet. En revanche, j’ai commencé à étudier le dossier des « enfants de la Creuse », et là je peux vous dire que l’exil volontaire ou involontaire influe sur l’identité. Mais c’est un autre débat…

Vous écrivez qu’il est « plus facile de tenir un discours sur les Noirs marrons (littéraire, universitaire, sociologique) que de se lancer soi-même sur le sentier d’un marronnage culturel moderne ». Comment interpréter cette forme renouvelée du marronnage du point de vue identitaire ?

J’ai écrit cela il y a longtemps, très longtemps. Et parler aujourd’hui « d’un marronnage culturel moderne » ferait sourire plus d’un dans la mesure où il n’y a plus, selon moi, une forme quelconque renouvelée du marronnage tel que l’ont vécu une poignée d’’esclaves autrefois, encore moins d’un point de vue identitaire. Peut-être que cette question est liée à la précédente, c’est-à-dire que l’estompage des clivages traditionnels, le chômage, l’illettrisme, la démographie galopante, les plans de migration qui continuent de plus belle (et il ne peut en être autrement), ont tué dans l’œuf l’idée même d’un possible marronnage culturel lié aux problématiques de notre époque. Pour qu’il y ait « marronnage », il faut qu’il y ait des rebelles, des hommes révoltés, des frondeurs… Je ne les vois nulle part, ni à La Réunion, ni en métropole au sein de l’élite française.

Trouvez-vous que langue babélienne qui « intègre au français des mots de toutes les communautés fondatrices du peuple réunionnais – mots africains, malgaches, indiens, créoles », créée et travaillée par Boris Gamaleya peut rendre la complexité de la subjectivité et de l’imaginaire réunionnais ?

La question ne se pose même pas pour moi : cette langue babélienne n’existe pas. Peut-elle exister ? Je demande à voir. En tout cas, je ne l’ai pas encore rencontrée telle que vous me la décrivez. Si elle reste à inventer, votre question arrive trop tôt. Dans l’absolu, je répondrai oui. Mais quelqu’un peut répondre non et avoir raison autant que moi. Soyons sérieux : la complexité de la subjectivité et de l’imaginaire réunionnais, si cette complexité existe, peut passer par la langue créole, par la langue française et par la… langue babélienne. Je connais la langue créole et la langue française : je ne connais pas la langue babélienne. L’expression elle-même présente une connotation péjorative. Je demande à lire le premier roman écrit dans la langue babélienne, par curiosité, sans me demander si l’imaginaire réunionnais y est ou pas dans sa complexité. Quand j’écris un roman, je ne me pose pas ce genre de question, heureusement, sinon je serai moi aussi dans l’immobilité stérile du temps, et cela ne m’intéresse pas.

Votre œuvre est une mise en relief des pluralités identitaires, une recherche des complexités de l’altérité étudiées dans une perspective à la fois synchronique et diachronique. Où situez-vous dans votre parcours d’écrivain les dynamiques identitaires qui structurent et rythment votre existence ?

Les situations ou postures de l’écrivain sont multiples : on le retrouve au niveau des langues utilisées (français/créole), dans la mise en scène des cultures, des traditions, des croyances, des légendes, de l’expérience humaine. De ce fait, ce qui structure et rythme mon existence va structurer et rythmer mon parcours d’écrivain puisque le romancier, dit-on, écrit avec son sang, son souffle, son imaginaire, sa quête de l’ailleurs. Il est présent dans chacun de ses personnages et chacun de ses personnages donne à lire une part de lui-même. Plus qu’écrire, on s’écrit. Entre les mots et la mort, il y a l’écriture. Entre les mots et la vie, il y a tous les ratages qui nourrissent une écriture. Toute dynamique identitaire est donc écartelée entre ces deux forces qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne sont pas opposées. La mort est dans la vie comme au premier jour, j’écris certainement pour échapper à la mort. J’ai déjà écrit ceci : « On écrit sa vie pour la mort, seule lectrice digne de ce nom. Notre soumission à sa lecture dévorante tient de l’innommable. Elle nous touche des yeux, et notre voix se sauve, nos gestes se figent, notre regard s’éteint, notre vie s’anéantise. Avec la mort il n’est pas de relecture possible ; avec la vie, il n’est laissé aucune chance à la réécriture, aux jeux de correction. La vérité est dans l’épreuve de la lecture unique, la ligne d’horizon qui relie la vie à la mort… » (Les mots à nu, éditions Udir, 2000). Et j’ajouterai que ce qui relie l’écrivain à la vie, c’est le texte, parce qu’on écrit pour partager. Le mot est le lieu du partage. La mort est le lieu de la séparation. Mais attention, Masud Khan nous rappelle que « pendant des millénaires, les hommes ont à la fois bâti avec des mots et tué avec des mots » (Masud Khan, Passion, solitude et folie, éditions Gallimard, 1985). Et selon lui, il est revenu à Freud une manière nouvelle d’utiliser les mots : la libre association.

Vous menez dans vos œuvres une réflexion sur nombreux éléments essentiels à la constitution d’une identité réunionnaise. Comment concevez-vous votre identité ?

Je l’ai toujours conçue, mon identité, comme une identité plurielle ouverte sur le monde pour un dialogue des cultures.

Quels auteurs, quels thèmes et quels genres pourriez-vous indiquer comme vos principales sources d’influence ?

Les auteurs, ils sont multiples : de Victor Hugo à Muriel Barbery en passant par Marguerite Duras. Les thèmes sont de mon propre choix, que je puise dans l’histoire ou dans la réalité contemporaine de mon île. Les genres : le roman, les essais qui me permettent de mieux cerner le thème choisi.

Dans le rapport de La Réunion avec la France métropolitaine, peut-on parler d’une instabilité des « piliers psychiques de l’identité du sujet » ?

Plus aujourd’hui. Les Réunionnais voyagent beaucoup, les avions sont pleins, ce qui explique le tarif élevé des billets. Ce flux constant entre la métropole et La Réunion, La Réunion et la métropole, rapproche l’île de l’hexagone ; et puis, ce qui a changé, c’est que des milliers de jeunes Réunionnais vont faire des études à Paris, à Lyon ou à Montpellier ; les déplacements se multiplient, s’accélèrent, et les jeunes retrouvent en métropole des parents proches. Tout cela, au contraire, consolide d’année en année la stabilité des « piliers psychiques de l’identité du sujet ». Je crois que, dans ce domaine, il faut adapter les concepts à la réalité du moment. Et que le discours ne soit pas empreint d’une idéologie qui n’a plus de raison d’être !

Comment voyez-vous l’état actuel et le futur de la littérature réunionnaise ?

La littérature réunionnaise a-t-elle un futur ? J’ose encore le croire. Et dans cette perspective, j’ai mis en place deux ateliers d’écriture de perfectionnement en 2013 et en 2014, en partenariat avec les ateliers d’écriture Gallimard. En septembre 2014, en partenariat avec la DAC-OI (Ministère de la Culture) et le Conseil Régional, nous avons invité à La Réunion Jean-Noël Schifano (mon éditeur chez Gallimard et directeur de la collection « Continents noirs ») et Antoine Gallimard. Après avoir participé aux ateliers d’écriture, dix écrivains ont eu l’opportunité de présenter leurs manuscrits à Jean-Noël Schifano, puis de les envoyer à la maison Gallimard. Malheureusement, aucun des manuscrits n’a été retenu par le comité de lecture. Et nous avons pris conscience du fossé qui existe entre une édition régionale et une édition nationale. C’est vrai que ces écrivains-là avaient frappé à la porte de l’une des maisons d’édition les plus prestigieuses de Paris. Il n’empêche que nos écrivains doivent continuer à fournir un effort colossal pour hisser le niveau de leur écriture. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Je sui seul à être édité à Paris alors qu’il y a une dizaine de romanciers mauriciens qui publient chez Julliard, Laffont, de l’Ollivier, Gallimard. La littérature réunionnaise est à son niveau le plus bas sur le plan national où elle n’a aucune visibilité. Et donc, en 2015, je mettrai en place un nouvel atelier d’écriture avec le soutien des Collectivités locales, parce que nos écrivains ont la volonté de rattraper leur retard. C’est possible, mais cela sera long, très long. Pour le moment, le futur de la littérature réunionnaise est à peine visible dans un lointain brumeux. Il nous faut un bon cyclone !

Trouvez-vous que la littérature doit traiter des problématiques de la dynamique intersubjective, identitaire dans le contexte réunionnais ?

Bien entendu. Elle ne doit pas traiter que cet aspect lié à la quête identitaire (ne rétrécissons pas l’espace de l’imaginaire et de la créativité), mais elle ne peut pas ne pas le faire en tenant compte du fait que, comme une langue, aucune identité n’est figée dans le temps, elle évolue, tend de plus en plus vers une identité plurielle non frileuse, mais ouverte sur le monde. J’insiste sur ce point, car la dynamique de l’intersubjectivité, de l’altérité, de la tolérance est fondamentale pour l’avenir de notre île. Tout écrivain doit réfléchir à ces problématiques sociétales liées au devenir d’une littérature digne de ce nom. Je vous renvoie à l’étude pertinente que Masud Khan a consacrée à L’Idiot de Dostoïeski : « Il fut le premier romancier authentiquement russe, et véritablement épique. Son œuvre est universelle – bien que typiquement russe par essence, empreinte tout à la fois de la tradition européenne, de sa décadence et de ses maniérismes. On ne s’étonnera pas de ce que le héros qu’il a choisi pour incarner « l’homme parfait », le prince Muichkine, ait été élevé en suisse, mais que ce ne soit qu’en Russie qu’il parvienne à découvrir son véritable soi » (Masud Khan, Passion, solitude et folie, éditions Gallimard, 1985). On notera tout de même la formule « mais que ce ne soit qu’en Russie… », ce qui signifie que le prince n’aurait pas pu découvrir sa véritable identité ailleurs, nulle part au monde. Cela donne à réfléchir à tous ceux qui aiment la vraie littérature qui ne peut atteindre une dimension universelle que si elle traite (ne serait-ce qu’en partie) les problématiques de la dynamique intersubjective surchargées d’impulsions, de pulsions et de fantasmes à mettre en scène, dans une expérience de créativité qui revivifie la littérature elle-même, et peu importe si les forces en jeu et les préjugés moraux ne sont pas ressentis comme étant sa propre création. Tel est le fantasme textuel, qui permet à l’écrit d’exister à travers une création personnelle susceptible de pouvoir « atteindre une dimension universelle ».

D’après vous, quelle est l’importance de la littérature, de l’expression verbale dans la réhabilitation, réappropriation et redéfinition identitaires aujourd’hui ?

La littérature et ce qu’on appelle « l’oraliture » jouent un rôle important dans ce travail de réappropriation et de redéfinition identitaire qui ne date pas d’aujourd’hui. Je crois que ce travail a débuté dans les années 1970 avec toute la réflexion d’un Boris Gamaleya sur la langue créole (son lexique, si capital pour nous, publié dans le journal communiste Témoignages), d’un Jean Albany qui a publié plusieurs glossaires de la langue créole, d’un Christian Barat et d’autres universitaires de La Réunion qui ont collecté des contes et légendes aux quatre coins de l’île, d’un Axel Gauvin… Mais il faut compter aussi avec le théâtre, la musique… Il faut noter que ce travail de réappropriation n’est plus d’actualité, et encore moins systématique. La question ne se pose même plus. La vraie question : comment vivre son identité dans la confrontation avec l’autre ? Comment la faire évoluer en tenant compte du principe de l’altérité et de la tolérance ?

Est-ce qu’il y a des sujets problématiques dont il faudrait traiter dans l’écriture contemporaine dans le contexte réunionnais ? Quels sont les principaux enjeux de la contemporanéité ?

Dans le contexte réunionnais actuel (un taux de chômage aussi exorbitant que le taux d’illettrisme), il n’est pas, à mon avis, de sujets plus problématiques ou plus urgents à traiter que d’autres, dans le seul but de répondre aux enjeux de la contemporanéité, car nul n’est en mesure de dire aujourd’hui quels sont ces enjeux, ni quels sont leurs impacts sur le devenir de la société réunionnaise. Nous vivons presque au jour le jour, sans se projeter dans le futur, comme a su le faire Paul Vergès quand il pesait de toute son influence sur la vie politique locale (une vision qui, hélas, par le jeu des idéologies contradictoires, n’a eu aucun impact sur les orientations politiques, économiques et culturelles spécifiques à l’île). Aujourd’hui, personne n’a repris le flambeau. Nos hommes politiques, de droite comme de gauche, se contentent de gérer le quotidien et de veiller à ce qu’il n’y ait pas de troubles sociaux graves. Ils y parviennent et c’est déjà un miracle. De la même façon, et je l’ai maintes fois dit, il nous a manqué un Frantz  Fanon, c’est-à-dire que nous n’avons eu aucun scientifique pour réfléchir sérieusement sur le passé/présent de La Réunion. Résumons : aucune réflexion sérieuse sur le passé. On subit le présent. Aucune projection sur l’avenir. A partir d’un tel constat : la société réunionnaise va où elle veut, comme elle peut… et la littérature contemporaine suit le même chemin.

Quels sont les enjeux et les défis les plus importants dans votre parcours d’écrivain du point de vue identitaire ?

Du point de vue identitaire, pas d’enjeux ni de défis majeurs, car la quête, la définition et l’affirmation d’une identité réunionnaise sont indissociables de mon histoire personnelle, de mon écriture, de mon engagement sur le plan socioculturel. Je ne conçois pas l’écriture d’un roman sans que soit abordée la question identitaire, sous des angles différents. Aborder par exemple le drame des enfants de la Creuse, c’est questionner l’identité dans sa dimension individuelle mais aussi collective, dans le contexte d’un exil involontaire, certains parlent même de « déportation », et donc c’est pire, puisque le contexte renvoie à un monde coupé de ses racines pour toute une génération sacrifiée. Comment sont-ils parvenus à reconstituer un semblant d’identité de groupe, à rassembler les morceaux du moi dilué dans les eaux de la Creuse et de l’épouvante ? Comment éviter le repli sur soi en attendant un hypothétique retour au pays natal ? Comment ne pas devenir un épouvantail, selon la formule de Boris Cyrulnik ? A partir de ce questionnement, on comprend que les véritables enjeux se situent au niveau de l’écriture et le défi permanent c’est de savoir de quelles façons l’écriture portera une telle tragédie, comme la femme porte l’enfant du viol ou de l’inceste. J’écris, et ceux qui souffrent doivent garder espoir. Aucune souffrance ne sera oubliée, ni aucune joie, ni aucun rêve. Encore faut-il tordre le cou au hasard et croire que, même après le chaos, l’histoire nous le prouve, la vie est capable d’inventer un autre monde. Le défi que l’écrivain doit relever : être d’ores et déjà de cet autre monde.  


15/08/2015

ENTRETIEN AVEC Silvia Baage

ENTRETIEN AVEC Silvia Baage
Université du Maryland, College Park, USA
Le 13 août 2011

Question : Les événements qui ont été organisés dans le cadre du Festival des outre mer français 2011 à Paris ont-ils contribué de manière satisfaisante à mettre en valeur la littérature des pays « ultramarins » ? Selon vous, y a-t-il un lien entre les littératures « insulaires » d’expression française ?
Réponse : Je pense que les événements organisés dans le cadre du Festival des outre-mer français ont permis de mettre en valeur la littérature des pays  « ultramarins », peut-être pas de manière satisfaisante, mais plutôt encourageante, dans la mesure où nous devons faire des efforts constants, permanents, réguliers, pour que nos littératures ne sombrent pas dans l’oubli, à une époque où un évènement en chasse un autre en l’espace de quelques jours, si bien que nous avons toujours le sentiment d’une fragilité, toujours cette fâcheuse impression de travailler dans l’éphémère. A peine dit, à peine écrit, à peine oublié. Ce qui nous oblige à profiter de la moindre occasion pour promouvoir nos littératures en métropole. Il faut sans cesse se remettre à la tâche, faire un travail de pédagogie, de critique littéraire. A cette occasion, j’ai eu la chance de passer dans une émission littéraire sur RFI, ce qui m’a permis de présenter aux auditeurs le projet littéraire né à cette occasion : un recueil de nouvelles sur le thème de la colère, et qui regrouperait des textes d’auteurs de la Réunion, de la Guyane, de la Nouvelle Calédonie, de la Polynésie, de Saint-Pierre et Miquelon. C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur, justement parce qu’il prouverait qu’il existe bien un lien, et même des liens, entre les littératures insulaires d’expression française, au-delà du style propre à chaque écrivain. Peut-être y a-t-il une sensibilité spécifique aux littératures insulaires, un souffle, un questionnement, une quête de l’ailleurs ! Peut-être y a-t-il la nécessité d’un métissage des langues, des traditions, des cultures !

Question : Quel rôle jouent les journaux électroniques ou les sites Internet dans la diffusion des textes sur la Réunion et sur l’océan Indien/ la littérature « ultramarine » ?
Réponse : A ma connaissance, les journaux électroniques ou les sites Internet ne jouent pas encore un rôle important dans la diffusion des textes sur la Réunion, sur l’océan Indien ou sur les littératures ultramarines. Tout cela reste encore très confidentiel, voire timide. Mais dans les prochaines années, il nous faudra utiliser à bon escient ces outils de communication afin de mieux faire connaître nos littératures ; cette démarche me semble cruciale, incontournable, mais pour l’instant elle n’apparaît pas encore comme une priorité tant au niveau des éditeurs régionaux que des écrivains eux-mêmes.

Question : Je ne savais pas que vous êtes passionné de la photographie. Qu’est-ce que le support visuel vous apporte-t-il ? D’où vient-t-elle, cette passion pour les images ?
Réponse : J’ai commencé à écrire très tôt, et très tôt je me suis intéressé à la photographie. A l’époque, jeune professeur, c’était pour moi une façon intéressante d’aller à la découverte de mon île ; et puis je développais moi-même mes films et mes photos, je les agrandissais, les encadrais, les offrais. J’ai publié un premier album de photographies en noir et blanc, sous le titre : Visages de mon île (1979), et puis j’ai fait beaucoup de photos pour illustrer les livres publiés par ma maison d’édition. Dans l’un de mes manuscrits inédits, un personnage dit ceci : « Focheux avait pris la parole, il se délectait à discourir sur le génie de la photographie qui, selon lui, se différenciait du cinéma parce qu’elle se dérobait sans cesse, quoique l’image soit fixe… » ; ou encore ceci : « Je rejoignis Focheux qui rêvassait. Tel est l’artiste qui se sent seul dès lors qu’il touche du regard le beau, l’inédit, l’ineffable. Subjugué par le paysage, plus rien d’autre n’existait à ses yeux. J’aurais parié que, dans sa rêverie, tout avait changé par magie, et qu’il se promenait maintenant dans le paysage de la Genèse : la terre était déserte et vide, les ténèbres recouvraient l’abîme, le souffle de Dieu survolait la surface des eaux, et Focheux, l’artiste photographe, voyait la terre se couvrir de verdure, de prairies, de fleurs odorantes, d’herbe qui rendait féconde sa semence, d’arbres qui, selon leur espèce, portaient des fruits ayant en eux-mêmes leur semence. » La photographie m’a également permis de me regarder comme dans un miroir, de me questionner sur le principe de la dualité : jour/nuit, ombre/lumière, mal/bien, sans compter le jeu des lignes, des oppositions, des contrastes, des changements de prise de vue, en plongée ou en contre-plongée, de face, de profil, etc. Tout cela montre que la photographie est un art proche de l’écriture, les changements de prise de vue correspondant à des changements de points de vue, focalisation interne, externe ou zéro. Qui photographie qui ? Qui parle au nom de qui ? Qui est le regardant ? Qui est le regardé ? Notamment lorsqu’il s’agit de faire un portrait ? En lisant un roman, ou en admirant une photographie, il ne faut pas se poser la question de ce qui est vrai ou pas, mais de ce qui est beau ou pas. Quête de lumière. Quête d’émotion. La vérité ne pouvant être qu’en soi. Dans La chambre claire (Seuil, 1980), Roland Barthes énumère nombre de surprises qu’offre le photographe : la surprise du rare, la surprise d’un geste saisi dans sa course, la surprise de la prouesse, la surprise offerte par les contorsions de la technique, la surprise de la trouvaille. Pour illustrer cette cinquième surprise, celle de la trouvaille, j’ai mis dans mon album-photo à paraître le mois prochain sous le titre L’île insolite d’un jardin créole, la photo d’un minuscule crabe blanc qui dispute à de petites mouches le cadavre d’une abeille, sans que la photo ait été retouchée !

Question : La réécriture : au delà de l’intertextualité… Vous dites que « la littérature insulaire/ultramarine existe tant qu’elle ne copie pas » et que l’écrivain doit beaucoup travailler sur le style pour trouver sa propre voix. Comment abordez-vous cet « exercice » de réécriture (ou transtextualité) pour faire d’un texte antérieur (que ce soit une légende ou un roman colonial ou un mythe) vos propres textes, et quels sont les enjeux ?
Réponse : Je pense que vous faites allusion à mon ouvrage Une île où séduire Virginie, qui est une réécriture de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. L’enjeu de la réécriture consiste à vouloir dire autre chose dans un style différent, avec une liberté d’écriture qui respecte toutefois la règle du jeu : que le lecteur puisse reconnaître le texte antérieur tout en se disant qu’il a un autre texte sous les yeux. Ce qui est intéressant, à mon avis, c’est une lecture en miroir : un texte renvoie en permanence à l’autre ; tous les deux, indissociables, et pourtant différents. Tous les deux ayant leur existence propre, et leur propre avenir.

Question : Comment vous avez découvert Paul et Virginie quand vous étiez petit ? Qu’est-ce qui vous a interpellé dans le texte de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, afin d’en créer une version créole (moderne) en 2007 ? Votre roman, Une île où séduire Virginie, est-il la version que vous auriez aimé lire à la place de la pastorale exotique de Bernardin de Saint-Pierre ?
Réponse : J’ai découvert Paul et Virginie au lycée, donc assez tardivement, mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas un roman pour les petits, mais plus les adolescents, voire les adultes. Ce n’est pas tant la pastorale exotique de Bernadin de Saint-Pierre qui m’embarrasse mais les nombreuses digressions, qui ne sont pas sans intérêt, sur le social, le politique, le religieux. Il est vrai qu’à l’époque, ces digressions « faisaient partie du style ». Le maître en la matière, c’est Victor Hugo, mais beaucoup de romanciers du XIXe ont émaillé leur discours romanesque de considérations autres qui touchaient aux préoccupations de l’époque, notamment historique et politique. En ce qui concerne Bernardin de Saint-Pierre, ce qui m’a surpris, et me surprend toujours dans son discours, c’est sa réflexion sur l’Europe. Sur de nombreux points, il était en avance sur son temps. Et puis, au fil des ans, on a abandonné les digressions de tous ordres pour ne s’intéresser qu’à l’intrigue romanesque. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Une île où séduire Virginie, à considérer comme le roman d’un rêve ou même le rêve d’un roman, pourquoi pas.

Question : Dans la réécriture, vous avez mis l’accent sur les croyances magico-religieuses et imaginaires de l’île (le diable, le mauvais sort, les malédictions) qui relèvent plutôt de l’imaginaire contemporain, me semble-t-il, mais où situez-vous ces croyances et pratiques - dans l’espace insulaire de votre île ou plutôt dans l’imaginaire indianocéanique (« indianocéanisme » selon Camille de Rauville) ?
Réponse : Bien entendu, je situe ces croyances et pratiques sorcières à l’île de la Réunion, puis dans l’imaginaire indianocéanique, et pour avoir effectué plusieurs séjours à l’île Maurice, aux Seychelles, à Mayotte, par exemple, il n’est pas exagéré de prétendre cela, d’autant qu’il y a des liens historiques soutenus entre les îles de l’océan Indien, notamment avec Madagascar, sans oublier les Comores et Rodrigues. Et que dire du continent africain ? On s’aperçoit, en fait, que l’espace insulaire n’existe que parce qu’il s’enracine dans d’autres espaces, plus petits ou plus vastes, proches ou lointains, de par l’histoire, la culture, les traditions, les langues, les croyances. L’île est liée à un ensemble de pays qui ont participé à l’émergence de son imaginaire, et qui continuent à nourrir cet imaginaire, à l’enrichir de nouveaux apports indiscutables. De ce point de vue, l’île peut être considérée comme une sorte de réceptacle. L’île, comme la femme, est constituée en creux : elle reçoit, puis redonne tout ce qu’elle a reçu sous d’autres formes. Séduire l’île pour mieux séduire Virginie, ou séduire Virginie pour mieux séduire l’île, c’est le jeu du miroir ou de la mémoire, le fait de pourvoir se dire que ça pourrait être.

Question : Pourquoi le texte de Bernardin de Saint-Pierre joue-t-il un rôle aussi important dans l’imaginaire des Réunionnais (certains croient que l’intrigue a lieu à l’ancienne île Bourbon) ?  Si j’ose - comment votre texte a-t-il été reçu à la Réunion ?
Réponse : Non, l’intrigue n’a pas eu lieu à l’ancienne île Bourbon : topographie et toponymie ne laissent aucun doute à ce propos. D’ailleurs, le roman débute par cette phrase : « Sur le côté oriental de la montagne qui s’élève derrière le Port-Louis de l’île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes », ou encore ceci : « De ce lieu on voit une grande partie de l’île avec ses mornes surmontés de leurs pitons, entre autres Piterboth et les Trois-Mamelles avec leurs vallons remplis de forêts ; puis la pleine mer, et l’île Bourbon, qui est à quarante lieues de là vers l’Occident. » Plus sérieusement, le texte de Bernardin de Saint-Pierre joue un rôle important dans l’imaginaire des Réunionnais (tout au moins pour ceux qui l’ont lu entièrement dans le texte intégral, non des extraits) pour plusieurs raisons : tout d’abord, historiquement l’île de France et l’île Bourbon ont été longtemps considérées comme des « îles sœurs », avec de fréquents échanges, et faut-il ajouter, par exemple, que Mahé de La Bourdonnais fut en même temps gouverneur de l’île de France et de l’île Bourbon, participant au développement de l’une et de l’autre, durant la période esclavagiste ; ensuite, ce sont deux espaces insulaires qui sont assez proches, même si l’île de France est moins montagneuse ; enfin, le fait que le romancier raconte une histoire d’amour impossible dans un espace clos ne peut que donner des ailes à l’imagination, et nourrir l’imaginaire, avec de temps en temps un clin d’œil philosophique, du genre : « Les objets que nous voyons habituellement ne nous font pas apercevoir de la rapidité de notre vie ; ils vieillissent avec nous d’une vieillesse insensible : mais ce sont que nous revoyons tout à coup après les avoir perdus quelques années de vue, qui nous avertissent de la vitesse avec laquelle s’écoule le fleuve de nos jours… » L’éternelle interrogation sur la fuite du temps, et, en même temps, ce bref passage nous fait penser à « la madeleine » de Proust, avec la quête du temps perdu, avec la problématique de l’absence, etc. Sincèrement, je ne sais pas de quelle(s) façon(s) mon texte a été reçu à la Réunion, vu qu’il a été édité à Paris par L’harmattan, avec une diffusion réduite aussi bien dans l’île que dans l’espace indianocéanique où les gens ont tellement de problèmes sociaux à résoudre qu’ils n’ont plus le temps de lire. La Réunion elle-même compte 100 000 chômeurs et 120 000 illettrés, des chiffres qui donnent à réfléchir, pour ne pas dire qu’ils donnent froid dans le dos. Autres points communs : les Français qui ont colonisé l’île Bourbon viennent également de France, de Normandie, de Bretagne, ou d’ailleurs, comme madame de la Tour, ou encore Marguerite ; et puis, dans les deux îles il y a eu l’esclavage et le marronnage – la fuite des esclaves dans les bois. Enfin, pour revenir à M. de La Bourdonnais, il faut noter qu’il intervient en tant que personnage dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre ; il joue un rôle important dans l’intrigue puisqu’il encourage Mme de la Tour, et Virginie elle-même indirectement, à quitter l’île de France pour Paris : « Vous avez, ajouta-t-il, madame, une tante de qualité et fort riche à Paris, qui vous réserve sa fortune, et vous attend auprès d’elle. »

Question : Dans votre roman autobiographique L’empreinte française vous décrivez le trajet nocturne que vous (le « je » qui parle) avez fait avec votre grand-mère pour aider la fille du contremaître qui était possédée par de mauvais esprits. Pour illustrer la traversée d’une forêt sombre, vous avez intégré un poème sur les « filles du roi des yangs » qui m’a rappelée un poète allemand : Goethe, « Le roi des Aulnes » (18e siècle) que j’ai dû apprendre par cœur au collège. Quelle est la fonction de ce poème dans l’imaginaire de la Réunion (voire français/créole) ?
Réponse : La citation crée un nouveau champ littéraire propice à l’évasion dans un monde de l’ailleurs, elle élargit l’espace par la mise en place d’un autre univers, sans qu’elle ait une fonction quelconque dans l’imaginaire de l’île elle-même.

Question : Avec Daniel Honoré, vous vous avez tous les deux traduit les textes de l’autre en créole /français, y a-t-il des projets pour des traductions en d’autres langues (je pose cette question parce que j’ai enseigné un cours de littérature d’expression française en anglais en 2010 et j’aurais aimé intégrer un de vos texte dans le programme mais hélas je n’en ai pas trouvé) ? (… et à ce moment-là, la traduction a-t-elle une valeur de réécriture ?)
Réponse : A ma connaissance, il n’existe pas de projets pour des traductions en d’autres langues. J’ai un texte : « Sitarane ou la gueule du monstre » (Horizontes Insulares, 2010), qui a été traduit en espagnol et en portugais, et c’est à peu près tout. La traduction, évidemment, peut avoir une valeur de réécriture, dans les limites de l’acceptable par rapport au texte original. Traduire c’est trahir ; mais ne pas trop trahir quand même, c’est-à-dire ne pas trop s’écarter du texte original en lui enlevant toute sa saveur originelle ; on doit retrouver dans la traduction les effets de style, les jeux grammaticaux, les métaphores, l’atmosphère d’un lieu, le suspense, bref, tout ce qui nous fait entrer dans l’intrigue, dans un univers avec ses codes spécifiques.

Question : Etre créole/français, Réunionnais/métropolitain. [Comment le rêve d’être français, « un Français à part entière », (ou de ne pas être français) se manifeste-t-il dans la vie quotidienne à l’île de la Réunion (pour les jeunes et pour les écrivains) ?] Quels sont les enjeux pour la pratique des croyances créoles dans la vie quotidienne de l’île ? Et quelle est la place de la religion et des croyances créoles qui d’ailleurs, semblent jouer un rôle très important dans Une île où séduire Virginie ?
Réponse : Personnellement, compte tenu des circonstances catastrophiques sur le plan politique et économique, franchement on ne se pose plus la question d’être un Français à part entière, d’être un français tout court, ou de ne pas être français, toutes ces questions sont reléguées à un second plan : elles ne comptent plus ; on s’aperçoit aujourd’hui que tous les pays européens ont besoin de l’Europe (plus précisément de la zone euro, une monnaie forte), et que la Réunion a besoin de la France en cette période de crise qui risque de durer pendant une bonne dizaine d’années. Justement, en période crise, on aurait tendance à se réfugier dans l’irrationnel, d’où un retour aux croyances et autres superstitions ; ou alors, on se réfugie dans la religion ou des croyances religieuses plus ou moins douteuses. Comme le roman se veut être, dans une certaine mesure, le reflet de la réalité, il donne à lire toutes ces pratiques de fuite du réel, tout en demeurant une œuvre de fiction.

Question : Dans votre roman L’empreinte française vous évoquez plusieurs représentations de la France métropolitaine (la langue, le lyrisme romantique, le théâtre, les institutions et les symboles, la guerre du Vietnam). Quelle « métropole » avez-vous découvert lors de votre premier séjour en France et comment cette France-là a-t-elle changé depuis ?
Réponse : Lors de mon premier séjour en France, en 1970, dans le cadre de mon service militaire obligatoire à Lyon, j’ai découvert une France qui n’avait aucun lien avec la France, « la mère patrie » décrite dans les livres puisque tous les Français rencontrés sur ma route n’étaient pas tous blancs de peau, ni beaux, ni intelligents, ni riches, ni experts en langue française. Par contre, j’ai eu le plaisir de voir la neige pour la première fois de ma vie, un spectacle inoubliable ; et j’ai eu le déplaisir de constater que je n’étais pas perçu comme un Français de la Réunion, mais davantage comme un Arabe, un Algérien ou un Marocain, à cause de ma peau mate, de mon teint mat, de mes cheveux frisés, de mon accent… J’étais tout, sauf un Français ; ou alors un Français à part, presque un étranger ; en aucun cas un Français à part entière. Aujourd’hui, tout cela n’a plus aucune importance, mais à l’époque cet effet de miroir déformant m’a amené à me poser certaines questions : qui suis-je ? C’est quoi être Français ? Quelle est mon identité propre ? Comment se construire dans l’espace français sans renier sa langue maternelle (le créole), sa culture, ses traditions ? Comment devenir français sans trahir ses origines ? Comment être français sans rien oublier de ce qu’on est, sans se replier également sur soi-même ? Comment s’inventer une histoire ? Et surtout, comment faire comprendre à l’autre, le Français de Paris, qu’on a notre histoire, notre langue, notre culture ? C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire et à publier mes premiers poèmes, puis je me suis engagé sur le plan culturel, et en 1978 j’ai fondé l’association l’Udir (Union pour la Défense de l’Identité réunionnaise), et la maison d’édition qui, plus de trente ans après, continue à publier les textes d’écrivains de la Réunion. Aujourd’hui, cette France-là n’a pas beaucoup changé, et j’en veux pour preuve les débats récents sur la laïcité, sur l’identité, sur les langues régionales (proposition de reconnaissance des langues régionales rejetée en 2011 par le Sénat), sur les immigrés, sur les pratiques religieuses, notamment l’islam. Et vu les circonstances économiques aggravées, il n’y a aucune raison pour que cette France-là change de visage, en dépit du discours encourageant de certains hommes politiques qui souhaitent une France plus juste, plus fraternelle, plus accueillante, plus tolérante, fière de sa diversité et du rôle prépondérant qu’elle joue au sein de l’Europe. Je suis pour une France respectueuse des Droits de l’homme, apportant son soutien aux peuples qui veulent renverser les dictateurs comme en Tunisie ou en Lybie ; je suis pour une France en devenir, en quête d’elle-même, de sa place dans le concert des Nations Unies, une France telle que l’avait imaginée Bernardin de Saint-Pierre, un peu naïvement : « L’Etat est semblable à un jardin, où les petits arbres ne peuvent venir s’il y en a de trop grands qui les ombragent ; mais il y a cette différence que la beauté d’un jardin peut résulter d’un petit nombre de grands arbres, et que la prospérité d’un Etat dépend toujours de la multitude et de l’égalité des sujets, et non pas d’un petit nombre de riches. » Il s’avère que la France d’aujourd’hui, telle que nous sommes en train de la découvrir à travers les médias, à travers la dégringolade des bourses européennes, à travers la fébrilité des marchés financiers, fait mentir outrageusement Bernardin de Saint-Pierre qui pensait qu’une justice universelle gouvernait le monde. Y croyait-il vraiment ?

Question : Les îles « créoles » : Comment vous vous situez aujourd’hui par rapport à la « Créolie » (« L’hymne à la Créolie ») et par rapport à la « Créolité » des Antilles francophones ? La Créolie, dans quel genre littéraire trouve-t-elle son essor ?
Réponse : Le mouvement littéraire de la Créolie, que j’ai lancé en 1978 avec le poète Gilbert Aubry (évêque de la Réunion), était une réaction positive par rapport à la vague d’assimilation culturelle subie depuis les années 1960, niant notre histoire, notre langue maternelle, notre culture, et même notre littérature. En même temps, nous voulions rassembler tous les acteurs culturels autour de quelques grands thèmes que Gilbert Aubry a développés dans son « Hymne à la Créolie », à savoir que la France ne pouvait pas ne pas respecter notre droit à la différence : « D’un même élan et de plusieurs fois cent mille mémoires jaillira une seule conscience. Ce sera l’hymne des cœurs et des gestes accordés. Ce sera l’hymne pour ton pays et nos îles retrouvées. Créolie à la vie dure, sois encore plus coriace et, rebelle aux infamies, ne te laisse pas juguler. » Et on ne s’est pas laissés juguler. Et depuis, les choses ont beaucoup changé sur le plan politique, culturel et identitaire. Nous avons des ouvrages qui parlent de notre histoire, de notre langue, de notre littérature. La langue créole et enseignée dans les écoles, collèges et lycées. Notre destin est désormais entre nos mains : le mouvement de la Créolie a joué son rôle à une époque donnée. Par rapport à la Créolité des Antilles francophones, disons qu’on n’a pas mis l’accent uniquement sur la langue créole ; volontairement, on a voulu élargir le champ de la conscience sans entrer en conflit direct avec les décideurs parisiens, parce qu’on avait un travail à faire sur nous-mêmes d’abord, afin de reconquérir notre fierté, notre dignité, notre parole oubliée sous le silence de l’assimilation culturelle. Cela a été une époque exaltante, et le mouvement de la Créolie a trouvé son essor dans la poésie et la musique, investissant peu le roman ou la nouvelle qui ne s’écrit pas beaucoup en langue créole. Aujourd’hui, nous sommes fiers d’être créoles, et « à l’arsenal des langues nos langues populaires disent une créolie française aux antipodes de la Gaule et de ses Gaulois ». C’était très osé d’écrire cela en 1978. Aujourd’hui, nous avons à lutter contre nous-mêmes ; nous avons à nous dépasser dans l’effort, à aller vers l’autre, dans la mesure où le monde est devenu un village planétaire et que tout repli sur soi est suicidaire.

Question : Le passage au fantastique/surnaturel créole - à ne pas à confondre avec le « réalisme magique » des Caraïbes - est-il le signe d’une perte de repères culturelles dans un monde qui se modernise (Alain Bertil parle d’une « île à la dérive ») ? (En ce qui concerne vos textes, je pense particulièrement à deux scènes, celle dans la case du guérisseur dans L’empreinte française ainsi qu’aux descriptions de Lala dans Une île où séduire Virginie lorsque Paul - créolisé -danse avec Virginie, grâce à la boisson magique préparée par Lala) ? Cette opposition entre le monde visible/invisible, nous renvoie-t-elle à une autre conception religieuse de l’océan Indien ou s’agit-il d’une contestation de codes romanesques occidentaux ?
Réponse : Si Alain Bertil ne précise pas davantage sa pensée, sa formule une « île à la dérive » renvoie à un discours poétique ou fantasmatique, non à une réalité sociopolitique. En tout cas, il n’y a ni contestation, ni revendication sociale. Et les intellectuels sont étrangement silencieux. Le problème c’est que l’île est gérée depuis Paris en fonction des obstacles que rencontre en ce moment le gouvernement français, et les mêmes décisions, les mêmes lois sont appliquées à l’ensemble des départements et régions, sans tenir compte des spécificités locales et régionales. Un exemple : la suppression systématique des postes d’enseignant et des classes, alors que nous avons une population très jeune à la Réunion, et il nous faudrait davantage d’enseignants et de classes. Si l’île est à la dérive, je dirais que c’est une dérive contrôlée par nos hommes politiques (maires, conseillers généraux, conseillers régionaux), d’une part, et d’autre part, par les ministres du gouvernement français. Je ne pense pas non plus qu’on ait perdu nos points de repère. Au contraire, on revient de plus en plus à ce qui fait l’authenticité de la culture réunionnaise. Par exemple, depuis 2005 l’Udir organise une formation de « rakontèr zistoir » (conteurs) qui, d’année en année, connaît un succès grandissant ; au tout début, on faisait une formation par an avec plus de vingt stagiaires, et aujourd’hui on en fait deux par an, et les soirées contes se multiplient dans l’île. On continue à se battre pour promouvoir la langue et la culture régionales (LCR) dans les établissements scolaires. Il appartient aux Réunionnais de faire en sorte que l’île n’aille pas à la dérive, si jamais elle était confrontée à un tel danger. En conséquence, le fantastique créole, ou ce qu’on pourrait appeler l’opposition entre le monde visible et invisible n’est pas, et ne peut pas être une contestation des codes romanesques occidentaux ; c’est plus un souhait de décrocher du réel, de nourrir l’imaginaire de l’île (sans dire que le roman a une fonction sociale ou pédagogique, ce serait regrettable de tenir un tel discours), le souhait de tendre vers un ailleurs de la pensée susceptible de créer une émotion, de donner au lecteur son plaisir de lire. Toute autre lecture du roman porterait fatalement la marque de l’idéologie, et donc d’un mensonge qui ne veut pas dire son nom. La littérature engagée, c’est fini ; le nouveau roman, c’est fini. L’écrivain porte-parole du peuple, c’est fini, et sa voix est d’autant plus faible qu’elle est authentique. Le surhomme, c’est fini. Il n’y a pas plus de contestation dans le discours romanesque que dans la société réunionnaise ou dans la classe politique. C’est doucement amorphe. La littérature est l’expression d’un individu, avec ses émotions propres coupées de la tentation de s’aliéner politiquement : « Quand la littérature devient ode à un pays, étendard d’une nation, voix d’un parti, porte-parole d’une classe ou d’un groupe, quels que soient les moyens utilisés pour la diffuser, aussi puissant que puisse être son rayonnement, même si elle va jusqu’à recouvrir ciel et terre, elle ne pourra éviter de perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts » (Gao XinGjian). L’autre danger qui guette la littérature, c’est qu’elle est devenue peu à peu un objet de consommation dans le monde économique ; on lui demande d’être utile, d’être vendable, d’être rentable, quitte à appauvrir la pensée créatrice. Or l’écrivain ne doit écouter que sa conscience qui lui dicte de respecter autrui, le lecteur.


15/08/2015

L'ENVERS DE LA CARTE POSTALE

Durant plusieurs semaines, un vent de contestation sociale a soufflé sur la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion (grève générale le jeudi 5 mars), sur la grande île de Madagascar ; une grave crise économique a touché l’île Maurice… Tous ces événements semblent remettre en cause un choix de société, ou plus précisément une certaine image que nous avons donnée de nous-mêmes (ou une image qu’on a donnée de nous), et aujourd’hui on s’aperçoit que ces îles proposent une autre réalité que « l’île paradisiaque », « l’éden des mers du Sud », « les îles de soleil et de farniente », « les perles de l’océan Indien ou des Antilles »…
Aujourd’hui, on redécouvre cette vérité : quand on croit être au paradis, l’enfer n’est pas loin. On redécouvre ou on feint de découvrir l’envers de la carte postale, dans le contexte d’une crise financière qui accable la planète. Et se pose la question : quel développement pour nos îles ? Quels discours tenir sur nos îles ? Dans la très sérieuse émission Des racines et des ailes consacrée à la Réunion, on a présenté l’île de la Réunion comme d’un paradis à préserver absolument. Non seulement personne n’a contesté cette présentation doudouiste de l’île, mais on s’est frotté les mains en se disant que cette émission allait permettre de mieux vendre la destination Réunion aux touristes à l’échelle européenne. De la même façon que personne n’a été surpris par ce fait : la caméra savante de cette remarquable émission a proposé aux téléspectateurs les plus beaux paysages de « l’île intense et du sud sauvage » en oubliant de montrer l’homme réunionnais. Comme si cette île était inhabitée.
L’homme était le grand absent de cette émission. L’homme et son quotidien, l’homme et sa parole contestataire, l’homme et son désir de vivre dignement, l’homme et sa souffrance, l’homme et son silence, l’homme et son désarroi. Parce que l’homme et sa culture, ça ne se vend pas très bien sur le marché du tourisme. Ce qui se vend, ce sont des paysages idylliques. Hier comme aujourd’hui, le pari à tenir consiste à vendre du rêve, et encore du rêve, avec une petite touche exotique si possible. A partir de ce constat, qui peut être nuancé d’une île à l’autre, on peut interpeller les responsables économiques et politiques : Quel développement, s’il nie la dignité humaine ? Quel développement, durable ou pas, s’il ne tient pas compte de la dimension culturelle ? De l’éthique ? On ne peut aboutir qu’à une sorte de fatalisme déjà mis en scène par Voltaire, lorsque Candide répond à Cunégonde : « Quand on est amoureux, jaloux et fouetté par l’Inquisition, on ne se connaît plus. » C’est le danger qui nous guette. Quel développement, en effet, si ce développement favorise l’exclusion de la vie sociale, de la vie politique, et aggrave la dépendance par rapport à la France et l’Europe ?
Car aujourd’hui, à la Réunion, on ose enfin sortir les chiffres que personne ne conteste plus : 52 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le taux d’illettrisme s’élève à 21 % (120 000 personnes âgées de 16 à 65 ans sont dans l’incapacité de lire, de comprendre, de transmettre un message simple), plus de 30% de chômage, plus de 50% de la population bénéficie encore de la Couverture Maladie Universelle (CMU), plus de 10 000 emplois qui manquent chaque année, plus de 10 000 logements sociaux, etc. Quel développement, si ce développement ne réduit pas mais augmente les inégalités sociales ? Selon les derniers chiffres de l’Insee, à la Réunion, les 20% des plus riches détiennent 45 % de la masse des revenus, contre 37 % de la masse des revenus en France métropolitaine.

DES MOTS POUR CHANGER LE REEL
Enfin, une question qui nous intéresse plus particulièrement : quelle est aujourd’hui la fonction de l’écrivain, de l’universitaire, du philosophe ? Avons-nous encore une parole à faire entendre ? Laquelle ? Quel engagement face à l’histoire ? Evidemment, on est loin du poète-prophète (fonction très chère à Hugo) dont le rôle est de guider le peuple dans des circonstances difficiles ; on est loin de l’écrivain qui bâtit une œuvre fidèle à son idéal. Et puis, quel pourrait être notre idéal aujourd’hui ? Beauté ? Vérité ? Justice ? Aspirations humaines ? Autant de mots et d’expressions qui révèlent surtout notre impuissance ou l’impuissance des mots à changer le réel. Les mots n’ont plus de prise sur le réel qui demeure dans l’imparfait, sans doute parce que les mots n’appartiennent plus aux poètes, aux écrivains, aux philosophes. Qu’on se souvienne de Rimbaud : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant… » Comment ? En arrivant à l’inconnu.
Aujourd’hui, la problématique est renversée : ce n’est plus nous qui allons vers l’inconnu, c’est l’inconnu qui vient frapper à notre porte. Et nous le recevons en pleine figure. C’est un uppercut. Un terrible crochet qui vous fait comprendre que vous n’êtes pas (devenu) un multiplicateur de progrès. Vous pouvez vous faire voyant, et dire, et écrire ce que vous avez vu, tout en sachant qu’on n’est pas obligé de vous croie, de vous écouter, de vous lire. Mais alors, pourquoi a-t-on perdu la force des mots ? Ou alors, pourquoi les mots ont-ils perdu leur force ? Pourquoi le langage n’est-il plus une arme à faire trembler les institutions et le pouvoir en place ? Pourquoi l’écrivain, malgré travail et talent, se retrouve-t-il dans l’incapacité de métamorphoser le réel ? Peut-être parce que le livre est un produit de consommation comme un autre, dès l’instant où l’écrivain lui-même, ayant perdu son statut privilégié de « guide » se trouve pris dans l’obscur d’une société qui ne sait ni où elle va, ni jusqu’où elle ira.

PARLER AU NOM DE QUI ?
Et pourtant, en lisant les poèmes, les romans, les essais parus ces dernières années, on sent bien qu’il y a toujours un désir de nourrir l’espoir, de ne pas se couper de ses racines, d’aider l’autre à mieux comprendre et supporter ses souffrances, d’élever le débat dans un élan de générosité, de créer un mouvement de solidarité d’une île à l’autre ; on sent bien qu’il y a toujours un désir de témoigner, de refuser l’inacceptable, de dire ses révoltes et ses déceptions ; on sent bien qu’il y a toujours un désir de prendre position, de critiquer, de dénoncer (même si ce n’est plus au risque de sa vie), de défendre une cause humanitaire. Oui, le désir est là. Les textes sont là : mais vivent-ils ? Aujourd’hui, quel est cet écrivain qui peut dire qu’il est un porte-parole, qu’il parle au nom de tous, qu’il écrit ce que chacun ressent ? Le problème qui se pose à la Réunion, c’est que les écrivains acceptent les conventions au lieu de les contester, et même pire, ils sont dans l’impossibilité d’entrer en contestation avec les institutions politiques.
Ces dernières années, je n’ai lu aucun poème, aucun roman, aucun essai qui provoque une vraie controverse. On semble être dans la philosophie de Sainte-Beuve : « Je ne conteste jamais ; je ne réfute personne ». A se demander si la Réunion a besoin des écrivains pour parvenir à une meilleure connaissance d’elle-même et des autres, pour s’ouvrir sur le monde tout en restant elle-même, pour jouer le rôle d’une « vitrine de la France dans l’océan Indien » tout en sauvegardant ses atouts, car elle en a, bien sûr. Donc, le désir ne suffit pas. Il faut aller jusqu’au défi !

LA FINALITE DE L’ECRIT
Quoiqu’on dise – voilà encore une autre réalité, il n’existe pas véritablement un dialogue culturel au niveau des îles de l’océan Indien. On n’a pas réussi à pérenniser les rencontres, les débats, les colloques, faute de moyens, de temps, de motivation. Faute de tout, finalement. Le silence inter-îlien, dans le domaine culturel, est assourdissant. Embarrassant. Mais c’est la vérité. Et le plus grand souci de l’écrivain aujourd’hui, c’est d’établir son impuissance. Puis de définir d’autres règles, s’il peut le faire dans le contexte actuel. Puis de reprendre la parole là où il l’a abandonnée, et l’action qui accompagne cette parole s’il parvient à se sentir exclu ou à s’exclure de la communauté humaine pour devenir un témoin. On est d’accord pour dire que le but du langage c’est de communiquer. Oui, mais communiquer quoi ? A qui ? Dans l’espace de la francophonie, le jeu de l’écriture est maîtrisé au plus haut degré ; mais, dans le même temps, les enjeux de l’écriture sont devenus des ensembles flous : enjeu esthétique, enjeu économique, enjeu politique, enjeu social, enjeu identitaire, etc.
On revient donc à la question de Sartre : à quelle fin écris-tu ? C’est là qu’on perçoit les hésitations. Parce qu’on sent que, face aux problèmes sociaux d’une gravité extrême, quelques mots ne suffiront plus ; quelques romans ou pièces de théâtre ne suffiront plus ; quelques bibliothèques ne suffiront plus. Mais on sent aussi qu’il suffirait d’un mot, d’un roman, d’une pièce de théâtre, d’un essai, d’un poème pour éloigner le danger, surmonter la difficulté, retrouver un système de valeurs qui respecte l’être. Ou alors il faut prendre conscience que, contrairement à ce qui se passait hier, ce n’est plus aujourd’hui l’affaire d’un écrivain, mais des écrivains, quel que soit le pays d’origine.
Que les écrivains partagent entre eux la lucidité, la générosité, l’esprit critique. Peut-être qu’à ce moment-là, ils ne souffriront plus d’un complexe d’impuissance et ne s’inclineront plus devant les pouvoirs établis qui disent : « Mais voyons, ce n’est que de la littérature… » Peut-être qu’à ce moment-là, ils refuseront d’embrasser l’idéologie assise sur le trône, et ils se sauveront eux-mêmes. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que tout peut arriver, quelque chose qui pourrait désorganiser le système social fondé sur des injustices, qui déstabiliserait cette société-vitrine, et c’est la part de l’inconnu qui sera réservée à l’écrivain à condition qu’il fasse partie de l’élite qui veille.

LE SENS DE L’HISTOIRE
Après chaque crise, comme après un cyclone ou une éruption du piton de la Fournaise, on attend une nouvelle prise de conscience, de nouvelles résolutions, un nouvel avenir. Une sorte de « Germinal », mais avec des lendemains un peu plus ensoleillés tout de même. La crise permet de crever l’abcès, de prendre toutes les mesures de manière à extirper la cause du mal qui ronge nos sociétés modernes. C’est un vaste chantier dans un temps qui fuit, nous échappe, un temps incertain. De plus, nous ne pourrons pas changer notre rapport à la France (responsabilité partagée, interdépendance, démocratie participative) si nous ne changeons pas le regard que nous portons sur nous-mêmes. Cela suppose une remise en cause de soi, une capacité à s’inventer un nouveau destin, un désir de se débarrasser de ses oripeaux pour vérifier l’authenticité de l’ère nouvelle.
Le voulons-nous assez fort pour que Paris ne fasse plus la sourde oreille ? Le voulons-nous vraiment dans l’intérêt de la population qui a le minimum vital ? On s’aperçoit que, d’un siècle à l’autre, les données du problème n’ont pas changé : d’un côté les mêmes pauvres et les mêmes pays en développement, de l’autre les riches et la gouvernance mondiale. Il ne faut pas s’attendre à une révolution, mais s’il y a déjà une petite amélioration sur le plan social, nous pourrons crier victoire ; s’il y a déjà le souci de ne plus gérer la misère, mais de la vaincre, nous pourrons garder un semblant d’espoir. La crise oblige la France à admettre, à un plus haut niveau de l’échelle politique, que l’Outre-mer n’est plus un « ailleurs », un « au-delà des mers », un lointain exotique, une terre invisible, une contrée étrange, mais sa proche banlieue avec les effets de médiatisation des grèves dans les quatre départements.
L’Outre-mer c’est donc la France, c’est en France, pour une politique fondée sur l’égalité, l’humain, le partage. La crise oblige la France à assumer pleinement son rôle de peuple majeur, — peuple qui parle d’égal à égal avec les Etats-Unis de Barack Obama, pour nous offrir une issue favorable, avec notre concours. Alors on dira que la crise n’aura pas été inutile, et qu’on commence seulement à écrire l’histoire de la France et de l’Outre-mer, à parler d’une même voix pour ne plus marcher demain sur la tête, à inventer l’à-venir d’une nouvelle démocratie ou une démocratie à venir. Une démocratie qui garantirait les droits individuels fondamentaux, une égalité sociale, un bien-être social par la redistribution des richesses. Nous venons de vivre un grand moment, mais nous n’avons pas écrit l’histoire. L’histoire reste à écrire, même si nous ignorons quel est le sens de l’histoire. L’avons-nous jamais su ?
Jean-François SAMLONG


01/08/2015