GALLERIE
DE LA GRANDE CHALOUPE AU COLORADO
26/12/2015
Réveil à 5 h du matin.Céline, Claude et moi-même, nous devons prendre le sentier de la randonnée à 6 h, au départ de la Grande Chaloupe. Le soleil s’est levé, mais il éclaire à peine la route du littoral et tout l’ouest. Ce qui est rassurant, c’est le petit Bon Dieu placé au début du sentier pour veiller sur notre balade. Dès les premiers pas, nous découvrons les beaux tamariniers ; puis, très vite, la végétation change et devient uniforme. Pas de grandes surprises, si ce n’est la fleur d’un cactus ou celle d’un pied de goyave. Des randonneurs montent vers la Montagne à grandes enjambées. Nous, nous prenons notre temps ; nous admirons ; nous photographions. La vue sur la mer et l’horizon est magnifique.
Sous un manguier, Claude nous offre des oranges.Plus loin, il cueille pour nous des jamrosades ou jamroses ou zanbrozad (en créole) qui plaisent beaucoup à Céline. Parfum de la rose, douce saveur sucrée qui reste longtemps dans la bouche. On goûte aussi aux premiers goyaviers.Après avoir franchi la forêt, nous retrouvons la civilisation, la route de Saint-Bernard, un abribus à quelques mètres de la maison forestière. Claude nous offre oranges et madeleine. Il sait à quels moments nous devons reprendre courage. Et là, c’est le moment, au tout commencement de la dernière étape qui nous conduira vers le Colorado. La montée est rude à travers une vieille végétation diversifiée, ratatinée par le froid et le vent, mais comme il n’a pas plu, le sentier est très praticable. Claude a aperçu une papangue. Impossible de la photographier, car elle vole vite puis plonge dans un bois de filaos.Ce qui me surprend énormément, c’est l’absence d’oiseaux : à peine une papangue, un paille-en-queue au fond de la ravine, un martin, un merle de Maurice, une tourterelle malgache, un oiseau blanc, un mâle rouge…
Le chasseur d’images reste sur sa faim. Quelques papillons volettent au vent, ici et là. Justement, ce qui me ravit c’est le vent de montagne, frais, rafraîchissant, revigorant, et j’ai la force de terminer les derniers kilomètres, jusqu’au moment où nous apercevons la rivière de Saint-Denis avec ses cascades ; puis, plus loin, la ville de Saint-Denis en contrebas, et les villes de l’est de l’île.
Au Colorado, Claude nous offre orange, madeleine, et son amitié comme une récompense. Céline téléphone à Sandra qui vient nous chercher en voiture, et elle nous ramène à la Grande Chaloupe où, tôt le matin, nous avons laissé nos propres voitures. Il est aux environs de midi. Le soleil nous éclaire le chemin. En roulant vers Sainte-Marie je me souviens que, tout au long du parcours, j’ai demandé à Céline d’écouter le bruissement du vent dans les gousses sèches du bois-noir (une musique qui rappelle le chant du kaïanm), puis la musique très douce du vent dans les filaos (comme la berceuse d’une grand-mère), puis la musique tapageuse et grinçante du vent dans les bambous et le chant agressif des oiseaux béliers suspendus à leurs nids. Sur la feuille d’un choka quelqu’un a gravé : « Denis aime Kelly », moi je me dis que j’ai mille raisons d’aimer notre île.
LE CHEMIN DES ANGLAIS
Le 20/12/2015
Pour fêter le 20 décembre de façon originale, Céline Huet et Claude (son mari) m’ont invité à visiter le Chemin des Anglais en partant de la Possession, puis en redescendant vers la Grande Chaloupe, là où se trouve le Lazaret. Cette balade, je ne l’avais jamais faite. Et la faire en compagnie de Céline et de Claude a été un grand moment de bonheur, vraiment. Une route pavée. Un bol d’air frais. Une brise de mer vous caressant le visage. Un coin d’ombre sous un tamarinier séculaire, après avoir marché en plein soleil de montagne. Claude a grimpé sur l’un des tamariniers pour cueillir les gousses que j’ai appréciées en suçant tout ce qui avait à l’intérieur de la coque : saveur aigre-douce incomparable. Saveur inégalable de l’enfance au bord de la rivière Sainte-Marie. Vues splendides sur la ville du Port et de Saint-Paul. Puis une orange offerte par Claude lors d’une halte, une autre par Céline un peu plus loin, avec une vue panoramique sur la nouvelle route du littoral. Cette marche a été aussi une plongée au cœur de la nature avec autour de nous des arbres et des arbustes (avocats marrons, poivriers, bois-noirs et cassis dont les gousses sèches imitent le murmure du kayanm dans le vent) et des plantes (sensitive, pok-pok au fruit jaune que Céline et moi-même avons glissé sous la dent, chocas avec leurs fleurs blanches, cactus…), et dans le ciel papangue et paille-en-queue.
Cela a été aussi une plongée dans l’histoire de notre île, car le Chemin des Anglais ou Chemin Crémont doit son nom à l'ordonnateur de l'époque qui, en 1767, fit paver le sentier tracé en 1730 par deux entrepreneurs, Boisson et Muron. Plus ou moins abandonné au profit des chaloupes reliant Saint-Denis à la Possession, ce n'est qu'en 1809 que le colonel Ste-Suzanne, nouveau commandant militaire de l'Ile Bonaparte, décide de restaurer cette route. En améliorant cette unique et importante voie de communication, le colonel ne pouvait imaginer qu'il préparait ainsi aux anglais un magnifique accès vers Saint-Denis. Leurs troupes débarquèrent en 1810 à la Grande Chaloupe pour reconquérir l'île. Elles empruntèrent la route qui s'engage à l'intérieur des terres, remonte la montagne jusqu'à Saint-Bernard, puis redescend en lacets derrière le plateau de « l'Ilet » sur la rive gauche de la Rivière Saint-Denis, non loin du magasin à poudre de la Redoute. Cette voie a été construite en pierres de basalte pour faciliter le passage des charrettes et fait partie du patrimoine historique de notre île.
La pente est parfois très forte et les bœufs, à l'époque, devaient fournir un effort intense pour rejoindre la Grande Chaloupe. Sur ce parcours, le Chemin des Anglais, long de 5,2 km est bien entretenu dans l’ensemble, mais en certains endroits, l’eau de pluie a entraîné la terre et affleurent les têtes de roche, mais si l’on ne s’éloigne pas de la route le précipice ne présente aucun danger pour les marcheurs – toujours très nombreux, même lorsqu’on franchit la Ravine à Malheur et la Ravine de la Petite Chaloupe.
Tout au long du parcours, avec Céline et Claude, nous avons parlé littérature et du dernier atelier d’écriture de perfectionnement animé par Jean-Marie Laclavetine, auteur et éditeur chez Gallimard, tout en ayant une pensée pour les esclaves qui ont construit cette magnifique route sous les ordres des commandeurs. Le jour même, nous avons pris la décision de faire prochainement une autre marche reliant la Grande Chaloupe à Saint-Denis. Le soir même, Céline m’a envoyé un e-mail : « Té in gayar 20 désanm sa ! Rogarde pièdboi la vi zésklav. Suiv shomin galé bana la fé. Mérsi bonpé dalon. » Et je lui ai répondu : « Sa sé in 20 désanm va rès gravé dan mon souvnir, é mi romèrsi aou sanm Claude. Lé tro gayar marsh sanm zot dann santié lamitié, dann santié nout listoir, dann santié nout bann zansèt ! Ni artrouv ma dalone. »
BALADE AU GRAND ETANG DE SAINT-BENOÃŽT
Vendredi 30 octobre 2015, rendez-vous est pris avec Evelyne et Jacques, à 10 h, devant l’église de la Rivière des Pluies afin de faire une belle balade au Grand Etang de Saint-Benoît. Le ciel hésite à être de notre côté, qu’importe ! Cinq ans après le départ d’Evelyne Pouzalgues de l’île – de son île, dirai-je – il n’est pas question de tergiverser, de ne pas construire de beaux souvenirs autour d’un retour si attendu, et nous avons bien eu raison d’insister car, finalement, le ciel s’est montré plutôt clément ; disons que la promenade s’est faite entre pluie et soleil, à l’image de notre île à quelques jours de la Toussaint. L’étang, en ce moment, est plein ; les cascades tombent du haut des falaises ; la papangue se prend pour un paille-en-queue et, sans vraiment planer, fait du rase-mottes au-dessus de l’étang. Avec mon zoom 18 x 250 mm, je n’ai aucune peine à la photographier dans ce vol inédit ; en revanche, Evelyne, avec son objectif fixe à portée moyenne, ne l’aura pas. Ça y est, elle a décidé sur-le-champ d’acheter un zoom comme le mien, d’autant plus que sur notre route, en longeant l’étang sur le versant ouest, on rencontre des merles de Maurice, des tec-tec, et surtout des sacouates (des oiseaux la Vierge), des mâles rouges (cardinal mâle), des crapauds, des grenouilles, des fleurs de zanbrozad (jamrosades), des graines de Job, des orchidées en haut des arbres.
A l’aller, on discute beaucoup ; une discussion à bâtons rompus. On a même parlé de l’Odyssée d’Homère, et j’ai rappelé à Evelyne et à Jacques la rencontre d’Ulysse avec les Lotophages, les mangeurs de fleurs. Et donc on parlé littérature créole et française. Evelyne, on s’en doute, connaît ses classiques sur le bout des doigts. Jacques parle du merle qui imite l’enfant qui pleure et, plus loin, le merle… se met à pleurer, le plumage noir et son bec jaune dissimulés dans les branches. On n’entend que son cri, sa plainte, et c’est assez impressionnant. Plus loin encore, au milieu du sentier, un tec-tec mâle pose pour nous ; cette fois-ci, Evelyne peut l’approcher de très près, avec le consentement de l’oiseau qui a reconnu en elle une femme profondément amoureuse de l’île, de son histoire, de sa culture, de sa langue maternelle (le créole), de son identité, bref, c’est une île unique au monde. La forêt primaire qu’on traverse est verdoyante et riche et mystérieuse et secrète, avec le cours d’eau, les cascades qu’on voit déjà au loin.
Jacques découvre tout.
Chasse à l’image pour nous. Plongée dans nos souvenirs.
A cause de la pluie (inn ti grin fol), Evelyne range son appareil photo sous la capuche, le ressort, le remet à l’abri des gouttes d’eau. Et comme elle doit protéger son Nikon sous la capuche, il est normal donc, tout au moins aux yeux de Jacques, que ce soit elle qui porte le sac à dos. Et elle l’a porté jusqu’au pied des cascades où, affamés, heureux, nous avons avalé notre casse-croûte. Encore in grin fol. Il est de temps de retourner sur nos pas. Il est vers les 14 heures. Au retour, on discute moins. On se trompe de sentier, et finalement on longe l’étang sur le versant est, et quel bonheur ! Tous les trois, on est fascinés par les gouttes d’eau (« des perles ! » dira Jacques qui est poète dans l’âme puisqu’il écrit des chansons) sur la feuille-songe : do lo si fèy sonz. Les photos sont magnifiques. Les nuances de vert autour de l’étang nous séduisent aussi, et puis le bonheur de passer sous la haie obscure de jamrosades. Plus loin, je dis à Evelyne qui photographie tout autour d’elle : « Regarde ! une trouée de bleu dans le ciel ! » Elle me répond : « Comme dit ma grand-mère, il n’y a pas de quoi faire une culotte à un zouave ! » L’expression me ravit, parce que je pense à ma grand-mère qui, autrefois, me disait aussi de belles choses en créole. Jacques, qui a accepté enfin de porter le sac à dos, est sceptique. Selon lui, la culotte du zouave n’est pas bleue mais rouge. On se met tous d’accord pour dire que, en fin de compte, le zouave avait deux tenues : une bleue, une rouge. De toute façon, il n’aurait pas eu le dernier mot puisque nous étions deux à défendre bec et ongle la parole-vérité des grands-mères.
Presque en fin de parcours, Jacques regrette qu’il n’y ait pas d’histoires merveilleuses autour de l’étang, peut-être pas le monstre de Loch Ness, mais au moins une dame blanche. Non, rien : l’étang se suffit à lui-même, à chacun d’imaginer son histoire. Dans la voiture, on décide de faire un détour par la marine de Saint-Benoît qui nous offre une belle vue sur la mer et un ciel… tout bleu. Evelyne marche en chaussettes sur un chiendent très fin (on trouve le même chiendent au Cap Méchant), et elle m’explique que c’est le résultat une mutation due à la salinité de l’océan. Ah, pourquoi est-elle en chaussettes ? Parce qu’il n’était pas question d’entrer dans ma voiture avec les chaussures boueuses, « la pate la bou » comme disait autrefois ma grand-mère, parce que je n’avais pas de chaussures, mais une semelle de boue sous mes pieds qui avaient traîné dans les caniveaux.
A Sainte-Suzanne, Evelyne et Jacques remettent leurs chaussures pour aller voir de plus près la cascade de Niagara avec ses pigeons, sa papangue, ses baigneurs, ses touristes. Je dis qu’elle est remarquable NOTRE cascade, mais Jacques répond que cela n’a rien à voir avec les chutes du Niagara : d’un côté, chutes canadiennes en « fer à cheval », et de l’autre, les chutes américaines. Comme je n’ai vu les Niagara Falls qu’en photo, je ramène tout à l’échelle de mon île, et vue sous cet angle, la cascade de Niagara de Sainte-Suzanne vaut le coup d’œil, une photo, un clin d’œil à Auguste Lacaussade qui a écrit le poème « La cascade Sainte-Suzanne » : « Une cascade, au fond, de ses eaux cristallines/Baigne les rochers noirs, éparpillant dans l’air/Sa poussière d’écume en blanches mousselines/Au pied des blocs abrupts, dans sa chute sans fin/L’eau tombe et s’élargit en un vaste bassin/Où s’alimente et dort la rêveuse rivière… » Evelyne est aussi rêveuse que la rivière. Il est incroyable de constater que plus d’un siècle après, Lacaussade ayant écrit son poème en 1896, rien n’a vraiment changé… les femmes continuent de rêver…
Et nous, avons-nous changé ?
Oui, bien sûr. Un tout petit peu quand même. Car nous ne sommes pas des « rochers noirs » ni des « blocs abrupts », mais des êtres humains aux cheveux grisonnants, au cœur bondissant, à l’esprit alerte, à la mémoire vive, et c’est la raison pour laquelle j’ai vu tant de bonheur et de joie de vivre dans les yeux d’Evelyne et de Jacques, dans leurs sourires, leurs rires, leurs mots, et chacun de leurs pas disait l’ivresse de retrouver l’île. Et puis nous nous sommes trouvé « intelligents » (entre nous, cela va de soi !).
Maintenant je me souviens de ce moment d’émotion quand, à l’heure du déjeuner, assis sur un gros galet au bord de l’eau, Evelyne a dit : « Jacques, tu as les yeux rieurs ! » J’ai ajouté : « Approche-toi un peu plus de lui, ainsi il aura les yeux encore plus rieurs ! » Evelyne n’était pas de cet avis, car il voulait que Jacques voie aussi qu’elle avait les yeux rieurs. Et moi ? Moi, j’étais heureux de les voir si heureux à mes côtés. C’était leur bonheur, et je le partageais secrètement. Je me souviens aussi… Non, je ne peux pas tout écrire. Un écrivain, de toute façon, n’écrit pas tout… en tout cas pas tout de suite. Ce qu’il veut, c’est qu’il y ait une suite, que les mots n’arrêtent pas de chanter, que lui-même ne cesse pas de se souvenir, de retrouver ici un mot, là-bas une phrase, ou encore un rire au bord de l’étang.
Plus tard, je parlerai peut-être du chasseur de mouches qu’on a croisé en chemin : « I dont speak french… » m’a-t-il répondu, car je l’avais pris pour un chasseur de grenouilles. Evelyne et Jacques ont discuté un moment en anglais ave cet homme qui s’est spécialisé dans la chasse aux mouches, mouches et non papillons. Jacques nous a tenu un propos savant à propos des mouches, mais qu’il me pardonne, ça me reviendra plus tard. Peut-être. Ou peut-être pas. Je préfère le vol des sacouates au bourdonnement des mouches.
Plus tard, je parlerai aussi… Allez ! arrête, tu es en train de te prendre pour un romancier…
Merci à vous deux, pour nos retrouvailles.
Le 30/11/2015
Bonjour, Jean-François ! Ah ! quel plaisir ce dimanche en consultant ton site jfsamlong.re, j'ai retrouvé le poète ! Ta visite à l'étang de Saint Benoist avec tes amis Evelyne et Jacques t'a permis de faire un retour à la poésie. La cascade éparpille sa poussière d'écume en blanche mousseline ! Il n'y a pas de quoi faire une culotte à un Zouave ! J'aime cette expression tout comme celle-ci : la pate la bou ! Souvenirs de vos grand-mères respectives. Oui, les femmes continuent de rêver ! Parfois ils ne leur reste plus que les rêves pour continuer à vivre. Tu cites Jacques Derrida : même sous enveloppe la carte postale est faite pour circuler comme une lettre ouverte mais illisible. Il a écrit aussi ceci : « Ce que l'on ne peut dire, il ne faut pas le taire mais l'écrire ! » Ah ce paille en queue si joliment décrit : beauté, grâce, pureté et Liberté ! J'aime ton île, je la porte en moi telle que je la ressens, telle que je l'aime ! Merci pour cet éclair de poésie (trop rare à mon goût), pour ce clin d'œil plein de tendresse (comme tu sais l'être parfois). Et enfin cet instant de vérité qu'apporte le photographe. Es-tu capable d'abandon, je ne sais, par contre d'émerveillement, OUI ! ça, je le sais ! Tu as alimenté la rêveuse rivière qui coule en moi ! MERCI !!! Bonne journée. Bisou Kréol.
Michelle
L'île des arabesques
La photographie est langage. Faire en sorte, donc, que la photographie parle comme d’elle-même et que, parlant de l’île, elle parle également de vous, d’où le choix de revisiter certains sites. Et si j’ai fait la composition de tel ou tel paysage, c’est pour donner à voir autre chose ; peut-être ce qui ne se voit pas sur la photo, peut-être ce qui ne se voit pas nulle part mais qu’on ressent au fond de soi, peut-être encore ce qui ne se voit pas mais qu’on découvre en soi. Un souvenir. Une émotion. Un rire. Une lumière. Une brise légère. Un parfum. La nature, en effet, n’est pas avare en surprises de tous genres.
La photographie est signe – et d’un sens rare. Peut-être que certains d’entre vous, en regardant ces photos, diraient : « Je revois mes yeux qui ont vu ce paysage, il y a longtemps de cela… » Car la photographie est une vision particulière de la réalité. Suivez mon regard, et dites-moi ce que vous voyez. Souvent, en photographiant, j’étais moi-même regardé. Le regardant regardé. Mais dans le jeu des regards croisés, j’étais le seul à pouvoir immortaliser cet instant-là, je le savais au moment même ou je photographiais l’homme, l’animal, l’oiseau. Eux, ils ne savaient rien de ce pouvoir que j’avais entre les mains.
Les affranchir du temps , en quelque sorte.
Les rendre éternels.
À vous, je montre ce que j’ai vu de façon instantanée. Et vous, vous verrez probablement autre chose. La lecture du sens, des signes, des énigmes, tout cela n’a pas de fin, comme la lecture d’un poème. Vous verrez l’île telle que vous la portez en vous, telle que vous vous l’imaginez, telle que vous la ressentez, telle que vous aimeriez qu’elle soit. À ce moment-là, il serait préférable que je vous parle de mes photos, non de la photographie. Mes photos s’obstinent à dire que ce que vous voyez n’a pas été, mais ça existe, non pas tel que vous le verrez si vous allez sur le site, mais tel que moi je l’ai vu, qui ne m’a pas laissé indifférent. L’aspect temporel n’est pas à négliger, pas plus que ce qui fait la beauté de la photo, ou ce que Roland Barthes appelle l’aspect culturel, indéniable de la première à la dernière page de ce livre.
Je n’ai pas photographié l’île pour dire que cela est mort, mais pour montrer que cela existe encore quelque part, même s’il ne subsiste qu’un vieux mur d’une usine, qu’un élément, qu’une ruine de ce qui a été. Cela existe. Ce qui a été appartient au temps de l’histoire et n’entre pas dans le cadre de mes recherches.
C’est une autre démarche.
C’est une autre approche de la réalité.
Moi, je suis parti à la découverte de l’île, sans trop savoir ce que j’allais trouver sur mon chemin. Ce non-savoir crée une attente. Et la chance naît de cette attente, si elle sait rester vigilante. Cette attente est comparable à une porte qui s’ouvre sur l’improbable, l’inattendu, voire l’impossible rendu présent sous nos yeux, tout à coup.
Pour prendre un bon cliché, il faut être au bon endroit au bon moment, et saisir sa chance sans que la main ne tremble.
Et puis j’ajouterai ceci, qui n’est sans doute pas très original : j’ai besoin de me sentir seul quand je photographie, comme si j’étais non pas un chasseur d’images, mais un voleur d’images, un voleur de « choses instantanées », un voleur d’éternité, comme d’autres sont des voleurs de feu. De toute manière, même s’il est des regards autour de moi, je me sens seul quand je photographie, toujours. C’est un moment de solitude, ou un tête-à-tête avec le sujet à photographier, presque un moment de complicité, sinon d’intimité. J’ai été souvent surpris, en effet, à quel point les oiseaux s’amusent par exemple à prendre des poses quand ils savent que je suis là ; ils marquent une pause dans leur quête incessante de nourriture, ils font leur toilette, ils jouent, ils donnent à voir leur bonheur, une certaine forme de quiétude, d’abandon, de nonchalance. L’essentiel est dans ce qu’ils font à ce moment-là, sous mon regard, non dans ce qu’ils auraient dû faire si je n’avais pas été là, à ce moment précis de la journée.
J’ignore ce qui déclenche ce réflexe de « mise en scène de soi » chez les oiseaux, ce désir d’être agréable à l’autre – de m’être agréable, sans que j’aie à déployer toutes les ruses possibles du chasseur d’images, avec, tout de même, la plus grande discrétion, le minimum de bruit insolite. En fait, je passe aussi beaucoup de temps à les regarder qu’à les photographier. Et cela change tout. Ils voudraient que je sois là à les admirer encore, à les protéger de mon regard, parce qu’ils me donnent une bonne image d’eux-mêmes, de leur gentillesse à poser pour moi, comme s’ils savaient pourquoi j’ai toujours eu envie de ça : photographier. Alors je vois toutes sortes de photos à prendre, et des titres me remplissent la tête. Le prochain album s’appellera comme ça, me dis-je, car je suis déjà au-delà du présent.
Je suis dans une démarche évolutive, une déambulation imaginaire, toujours à jouer avec l’image, la lumière – et finalement, avec le désir de donner également une bonne image de moi. C’est ce que m’ont appris les oiseaux : l’héritage. Je suis leur destinataire légitime, qui doit partager avec l’autre ce qu’il a vu (ce qu’il a été seul à voir, quel privilège !), ressenti, aimé. Et souvent, je me vois dans la position du photographe, posté ici ou là, à l’affût, à l’écoute de ce qui sera dans la seconde à venir, mais ne sachant rien de ce qui pourrait advenir. Je suis dans l’attente de quelque chose qui pourrait se produire sous mes yeux, et me ravir, puisque mon attente a toujours été récompensée d’une manière ou d’une autre, par exemple lorsque je prends conscience que je suis dans la photo (côté narcissique de la photographie), mon Moi étant indissociable de ce que je donne à voir.
On revient à l’aspect temporel qui vaut aussi pour moi. Est-ce que je consens à sortir de mon bureau ? À lâcher prise ? Suis-je capable d’abandon ? D’émerveillement ? De l’inessentiel ? Oui, je suis encore capable de rêver, bien sûr. Voici la preuve.
Plus qu’un voleur d’images, je suis un rêveur.
Ce que je dis, enfin : l’objet que j’ai photographié est toujours là où je l’ai vu, du moins, je l’espère. Pour ce qui est du reste, notamment des quelques clins d’œil malicieux, ça a existé, ça existe encore quelque part, ça existera de nouveau. Où ? À vous de le découvrir.
On pourrait parler d’un message à partager ou d’un secret, pourquoi pas ?
Le secret de la photographie où il n’y a rien à comprendre, au fond, mais à aimer du premier coup d’œil, pas comme une carte postale (regard unique), car ici il y a la chance d’une multiplicité de regards qui se croisent. Cela dit, la photo peut devenir carte postale. « Ce que j’aime dans la carte postale, dit Jacques Derrida, c’est que même sous enveloppe, c’est fait pour circuler comme une lettre ouverte mais illisible. » Ce que j’aime dans la photographie, c’est que même dans un album, c’est fait pour être lue comme un secret indicible.
C’est une relation de soi à soi.
La photographie, qu’est-ce donc ?
Une interrogation plus qu’une réponse.
Tout ce qui nous interpelle et nous saute aux yeux, non pas comme une évidence mais une surprise, c’est-à-dire ce qui régit avec un brin de fantaisie l’émotion à laquelle on ne peut échapper, et qu’on ne peut pas ne pas aimer – presque une énigme. Une intuition spirituelle de la chose photographiée. Une source de l’insolite qui n’appartient pas au réel, ou alors qui distribue le réel avec parcimonie, juste ce qu’il faut pour guider l’œil. Que le cliché soit beau, c’est ce qui importe. C’est le but de la recherche, précis. La quête absolue, qui restitue un ordre dans le désordre apparent de la nature. De véritables arabesques, comme ce que décrivent les nuages ou le chant de l’oiseau, des lignes, des signes, des notes. De la diversité, du contraste entre l’entrelacement des formes et la lumière, sans méconnaître l’intérêt du détail, de la transformation et de la métamorphose, quelque chose de modulable à l’infini.
Une source de poésie, enfin.
Et ce silence, comme attente du tout autre.
Jean-François SAMLONG
VUES INTÉRIEURES de François-Louis Athénas
Le nouvel album de photos de François-Louis Athénas paraîtra au mois de septembre aux éditions EPICA, doublé d’une exposition à l’Artothèque. Voici le texte et quelques photos…
VUES INTÉRIEURES OU SCÈNES DE VIE CRÉOLE
L’effacement du noir et blanc a entraîné avec lui l’abandon de l’album de famille et de la photo peinte. Avec la couleur sont apparus des tirages plus grands, des installations, des diffusions numériques. Le statut du photographe, qu’il soit artiste, amateur ou professionnel, sa relation au sujet, au modèle ou tout simplement à la création, sont transformés par la disparition du mystère du révélateur et de l’artisanat de la chambre noire.
François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles.
… Marier la beauté plastique d’une œuvre au poétique
Poétique, esthétique, conventionnel, le nouvel album de François-Louis Athénas, Vues intérieures, ouvre à ces espaces de la vie de nombreuses familles réunionnaises, qu’elles aient un renom ou pas, mais toutes, bien sûr, ont une histoire que la photographie maintient dans une réalité liée à l’intimité du quotidien, à la tradition, à la culture, aux croyances populaires, comme j’aurai
l’occasion de le souligner en parcourant la galerie de photos à la mise en page subtile imaginée par le photographe lui-même. Je ne l’ai donc pas questionné sur l’ordre des photos, qui correspond à un choix personnel. Chacune d’elles est une interrogation qui, sans nier le lien à établir entre elles, partant de la réalité ou d’un réel esthétique, doit nous amener vers un ailleurs du sens. Quel est-il ? Il est multiple. Même si François-Louis Athénas ne considère pas la photo comme un art, son approche artistique est doublée d’une approche philosophique dans la mesure où il tente d’arracher la vie à l’éphémère pour la faire entrer par la porte de l’éternité, la fixant sur la pellicule selon un angle de prise de vue déterminé, presque immuable, comme si le temps s’était arrêté.
Mais c’est une illusion ou une mise en scène savante. Qu’elle soit le fait du photographe ou des acteurs, le résultat est le même : donner à voir ce qui ne sera plus jamais vu de cette façon, à ce moment-là, dans cette lumière.
C’est ainsi que la photographie devient langage.
C’est ainsi que le langage se fait émotion.
C’est ainsi que l’émotion est aussi dans le non-écrit.
C’est ici qu’intervient l’écrivain pour que l’image photographique aille à la rencontre de mots et d’images métaphoriques, pour une variation du sens à l’infini. A un langage singulier doit répondre un autre type de langage, l’écriture qui construit tout en
déconstruisant, parce qu’elle aussi a pour vocation de fixer, de montrer, de faire découvrir autre chose que ce que le regard perçoit, et le défi à relever c’est de marier la beauté plastique d’une œuvre au poétique, et que cette union traduise l’harmonie qui règne d’une photographie à l’autre, tout en sachant que l’harmonie qui règne dans les familles c’est probablement du faux-semblant. Seul le décor, de façon contradictoire, semble ne pas être du trompe-l’œil.
… Suivons le regard de la Joconde… ou de la Vierge Marie
Lorsque mon regard tombe sur la photo de la couverture, je suis happé par un double regard : celui du personnage assis dans le fauteuil, de la manière la plus décontractée, le visage légèrement penché vers la droite, comme si lui-même cherchait le regard
du photographe qui, dans l’ombre, travaille à la mise en scène et opte pour tel cadrage plutôt que pour tel autre ; et sur la porte ouverte, celui de la Joconde (portrait présumé de Mona Lisa) que le personnage, comme bon nombre de Réunionnais, croit être une représentation protectrice de la Vierge Marie. On prête ainsi à la mère du Christ le célèbre sourire de la Joconde qui semble dire : Ne vous inquiétez pas ! je veille sur vous… La photo révèle le fait qu’on est ici dans le domaine de la croyance populaire, de la foi, et les diverses croyances tendent parfois à se rapprocher de l’art, même si ce rapprochement est involontaire.
D’après ce que m’a raconté François-Louis Athénas, cet homme ignore tout de la Joconde et de Léonard de Vinci. En effet, la foi n’a besoin que d’un support, ne s’embarrassant pas du reste, à savoir du contenu culturel.
Les lignes verticales, la trouée de lumière à l’arrière-plan, derrière le fauteuil placé sur une petite hauteur, tout cela indique une pensée qui s’est repliée sur elle-même, mais l’aspect un peu délabré de la case ne renvoie ni à la misère, ni au désespoir, plutôt
à une sorte de calme lié à la fatalité ou à la sagesse. Le personnage semble nous dire : C’est comme ça chez moi, ça ne changera pas, il n’y a aucune raison pour que ça change parce que la vie est faite aussi de solitude. On se trouve alors dans le culturel, car cette solitude n’est pas pesante. Et donc, la démarche de François-Louis Athénas ne consiste pas à montrer un paysage, un portrait ou des objets, mais une scène de vie intérieure qui souvent n’est pas coupée de la vie extérieure. Des passerelles font converger le regard vers un monde ordonné où s’affiche même la quête de la spiritualité. C’est ainsi que sous les
traits de la Joconde, la Vierge Marie garantit l’ordre, la paix, la protection divine.
Cet ordre s’inscrit dans une forme d’immobilité apparente.
Sur de nombreuses photos, les membres de la famille sont comme unis pour la vie, et pour la vie après la mort. Pour le besoin du cadrage ? Pour donner à voir un univers où on ne peut séparer le fils de la mère, la fille du père, le père du grand-père, le grand-père de ses petits-enfants, sans détruire l’idée même de la famille ? On s’oriente vers la dimension ontologique de la photographie : l’Intérieur/l’Extérieur, le Bien/le Mal, l’Ordre/le Désordre, la Paix/le Chaos. Quoi qu’il en soit, au-delà du principe fondamental de la dualité, l’événement a été figé dans le temps par le jeu du double regard qui sans doute a justifié le choix de la photo pour la couverture. C’est ce qui m’invite à ouvrir le livre, à feuilleter les premières pages, à entrer de plain-pied, avec une parfaite aisance, dans la galerie de scènes de vie où ni le voyeurisme, ni l’exhibitionnisme n’ont de raison d’être.
Irrésistible invitation !
C’est une occasion inespérée de découvrir la réalité que le photographe a saisie. Elle ne reviendra plus, mais on pourra toujours la reproduire dans un autre livre, dans les journaux, sur les face-book, les blogs, les sites internet, les Smartphones. Il est temps de s’interroger davantage sur cette réalité ou ce réel, car une forme de vérité, fût-elle subjective ou partielle, se trouve toujours dans le viseur d’un objectif, qui plus est l’objectif de François-Louis Athénas qui ne nous donne pas seulement à voir, mais à croiser des regards et des destinées, à questionner tel personnage, tel objet, tel décor ; brusquement la magie s’opère quand l’autre n’est plus un étranger, on le connaît, on le reconnaît, il a une histoire dans la mesure où l’espace photographié ne pose aucune limite au savoir, à la réflexion, à l’irruption de l’art dans le quotidien, bien au contraire.
Suivons le regard de la Joconde !
Car au fond, l’art pictural est-il si éloigné de l’art photographique ? Dans les deux cas, c’est un choix : l’artiste est l’arbitre de la beauté esthétique. Et peu m’importe de savoir pourquoi François-Louis Athénas a choisi de photographier telle famille à tel moment, sous tel angle. Cette liberté est la sienne ; ma liberté est de transformer ses photos en signes lisibles pour qu’elles fassent sens ; la liberté du lecteur est de se dire que ce qu’il voit n’est pas forcément la réalité et il ne considérera pas ces photos comme des instantanés, mais comme des photos effectuées avec un temps de pose, une mise en scène de soi sous le regard du photographe. Approcher le travail méticuleux de François-Louis Athénas sous un angle purement technique ne nous servira donc à
rien ; en revanche, l’angle historique et sociologique nous procurera plaisir, émotion, et peut-être même parfois un sentiment d’identification par rapport à une certaine forme de rituel familial.
Il est évident qu’un historien ou un sociologue aura un point de vue différent de celui d’un écrivain, mais l’un et l’autre n’échapperont pas à la question du sens dès l’instant où il est dit que nous ne sommes pas ici en présence de photographies d’amateurs ; et face aux photos de François-Louis Athénas, la voix de l’écrivain pourrait être plus pertinente que les autres puisqu’elle ne saurait se contenter de dénombrer les personnages représentés, de définir leur statut social, de répertorier les éléments du décor, de noter la place occupée par les objets, bref, elle aurait justement pour souci de fuir toute analyse réductrice.
… L’œil est ce qu’il y a de moins charnel
Ce nouvel album de François-Louis Athénas est rarissime dans le monde photographique à La Réunion, et son travail, aussi précis que précieux, force l’admiration, voilà pourquoi j’ai accepté d’écrire ces pages, suite à une première rencontre qui m’a donné le plaisir à l’écouter parler de sa passion, de son itinéraire, de sa philosophie de l’image : « J’ai bien sûr une lecture personnelle de
mon travail, mais c’est celle d’un regardant comme un autre, qui n’était pas là lors de la prise de vue. J’ai dans ma pratique photographique une manière de faire. Je ne suis jamais là quand je photographie. Je crois (j’ai envie de dire, je sais) que le
principal obstacle d’une photographie est le photographe, son épaisseur, sa pesanteur, son savoir-faire… Quand je photographie, j’aspire à une forme de transparence qui ne fasse pas écran à ce que je vois. »
Il m’a également confié son désir de m’accorder la parole, moi, en tant qu’écrivain, parce qu’il aime profondément la littérature, les livres ; photographier est donc pour lui une manière d’écrire, avec la lumière pour encre ; par ailleurs, la photographie n’a d’intérêt que si elle est le terrain d’un dialogue, d’une interrogation commune.
Selon François-Louis Athénas, l’écrivain a un regard, mais il a aussi une qualité que peu d’autres possèdent : sa voix qui éclaire et amorce le dialogue qu’il recherche. Il aime le regard des écrivains, et il estime que les photographies ont besoin de ce regard qui va au-delà de celui du photographe, qui va surtout « ailleurs ». Un peu comme si le langage photographique ne se suffisait pas à lui-même, ou alors comme si ce langage, pris tout entier dans le visuel, avait besoin de ce qu’on appelle la charge sémantique pour passer de l’œil au sens, plus précisément au sens de l’ailleurs. Les mots sont ici une tentative de médiation, et il faut se souvenir de ce qu’a écrit Franc Ducros : « L’œil est ce qu’il y a de moins charnel, de moins sensuel, on aimerait dire : de plus intellectuel, dans le corps. Au lieu que le souffle qui anime la parole est directement embrayé sur l’énergie vitale. »
En poursuivant le dialogue avec le photographe, je m’aperçois que, d’une photo à l’autre, je ne sais plus qui est le sujet regardant, qui est le sujet regardé. C’est le cas avec le couple d’agriculteurs dans les hauts de Saint-Paul (route de Maïdo), avec le vieil accordéoniste aux pieds nus et entouré de femmes, avec le couple de métropolitains, avec la famille de Saint-Paul (rue du Commerce, centre-ville), ou encore avec la famille tamoule à Bras-Panon. Il y a aussi le regard des membres de la famille dont la photo a été encadrée et accrochée au mur. C’est la photo dans la photo qui, au-delà du regard, crée une filiation naturelle. C’est
une histoire dans l’histoire qui existe, même si elle ne nous est pas connue, même si on ne la connaîtra jamais.
La photographie de François-Louis Athénas est une écriture expressive et non descriptive, et avec cet album il nous offre un corpus qui devrait intéresser en premier les critiques, mais il m’a avoué qu’en ce qui concerne les articles qui parlent de son travail, rares sont ceux « qui éclairent et qui aillent au-delà de la surface des choses… »
Cela pourrait changer, cependant.
C’est l’expérience que je lui souhaite de vivre, sans craindre le point de vue subjectif. Car comment peut-il en être autrement face à la société créole qui nous propose des univers différents mais complémentaires ? Elle nous offre la preuve d’un mieux vivre ensemble sur le plan culturel, religieux (images pieuses et symboles sont suspendus au mur, en arrière-plan), identitaire, et nul doute que ces « vues intérieures » n’indiquent également qu’il existe une harmonie entre le monde intérieur et extérieur.
C’est de là que naît l’émotion.
Le talent de François-Louis Athénas est de faire en sorte que le sujet oublie qu’il est photographié, ne serait-ce que le temps de la prise du cliché. Et puis il n’y a pas qu’un sujet ! Par exemple, la photo de la famille musulmane à Saint-Paul, rue du Commerce, regroupe 13 sujets, hommes, femmes, enfants ; la « famille mahoraise à Saint-Benoît » 13 sujets ; la famille d’origine chinoise à Saint-Denis, quartier des Camélias, 24 sujets. Avant que n’existe l’image, le photographe a rassemblé les membres de la famille, et chacun tentera d’apparaître sur la photo dans un rôle (l’accordéoniste, le veilleur solitaire, le bon père de famille, le patriarche, le grand-père affectueux…) ; ou sous un angle sympathique, un type bien qui mérite d’être photographié et d’être dans un livre, passant ainsi à la postérité. Cette dimension morale issue du conflit entre l’être et le paraître est présente dans nombre de photos, nécessairement. Ce qui explique encore une fois le léger sourire. Lorsque le sourire découvre les dents, ce qui n’est pas le cas de la Joconde, cela signifie que le sujet sachant qu’il est photographié ne se laisse pas intimider par ce qu’on pourrait appeler le cérémonial photographique déterminé par le jour, l’heure, puisque François-Louis Athénas ne laisse rien au hasard. C’est lui qui décide du lieu, du cadrage, de la présence de tel ou tel objet dans le champ visuel, de la lumière avec laquelle il écrira « le jeu social ».
Mais l’image immobile fixée à jamais, choisie pour figurer dans l’album, reflétera-t-elle bien mon « moi », ou tout au moins le « moi » que j’ai donné à voir au moment de la prise de vue ?
On y a pensé et repensé, bien sûr.
On a imaginé la scène.
Mais les sujets ne se voient pas eux-mêmes, par exemple comme dans un miroir, ils sont vus par le photographe. Et quand ils se verront sur la photo, ils auront un air de surprise, toujours, et reviendra la question du statut social ou plus simplement celle d’un maintien noble afin de ne pas faire honte. Crainte infondée. François-Louis Athénas est un photographe prévenant, doux, respectueux, affectueux, et par le jeu subtil d’ombres et de lumière, il écrit la paix, l’amour, la tendresse.
Le plus surprenant avec la famille chinoise (Saint-Denis, rue du Général de Gaulle), ce ne sont pas les photos accrochées au mur du fond, ni celles qui sont dans les cadres posés sur un petit meuble, mais le fait qu’aucun des sujets photographiés, un homme et trois femmes d’un certain âge, ne regarde le photographe, et le sourire à peine esquissé sur les lèvres montre qu’ils sont heureux de jouer au majong ensemble. Ils sont plus dans le jeu que dans le jeu social. Le jeu les rassemble et leur donne de la joie. Le jeu est leur passion ou alors ils ont la passion du jeu en famille. Le cadrage est serré avec les deux femmes vues de profil, et la mise en scène rejoint ce que François-Louis Athénas me disait à propos de sa démarche, plus particulièrement sur le fait qu’il ne dépose aucun message personnel au creux de ses images, mais il espère pour autant que chacun y trouve un écho personnel, un questionnement : « Je viens pour ma part à un sujet quand une image m’interroge et quand je crois que, cette interrogation, je peux la partager avec d’autres. Vues intérieures me questionne sur ce que nous sommes, Réunionnais d’aujourd’hui, et sur notre manière de vivre. C’est aussi un travail de mémoire sur la société réunionnaise du début du XXIe siècle. »
On sent le mouvement à travers les gestes retenus et calculés des joueurs, et à travers les regards l’esprit est aussi en mouvement, en éveil, en pleine réflexion, sans rien montrer toutefois à l’adversaire, comme si « on cachait son jeu ». On est dans le jeu et le photographe n’a pas l’air d’exister à leurs yeux. Ce qui ravit François-Louis Athénas qui tient à ne pas être là quand il photographie. C’est sans doute la scène la plus réaliste, la plus vraie, la plus authentique par cette sorte d’impassibilité : quatre joueurs s’observent, s’épient, s’affrontent dans le but d’emporter la mise. Ils ne jouent pas un rôle. Ils n’imitent personne. Ils sont eux-mêmes, tels qu’ils croient devoir être, tels qu’ils ont été, tels qu’ils seront demain par la force de la tradition liée à leur culture et à leur mode de vie. Eux, ils se laissent photographier, alors que le vieil accordéoniste se fait photographier. Dans l’espace qui est autour de la table de jeu, les sujets demeurent des « sujets », et dans l’espace qui est autour de l’accordéon, les sujets deviennent des « objets » photographiés même s’ils essaient d’échapper à la passivité par le sourire. Le vieil homme, en effet, ne joue pas de l’accordéon. Il nous laisse seulement croire qu’il sait en jouer, qu’il en joue pour lui et les siens.
Faut-il parler pour autant d’un manque d’authenticité ?
Je ne le crois pas.
Si pour l’ensemble de ses photos, François-Louis Athénas a choisi le « dedans » (vues intérieures) et non le « dehors » (vues extérieures), c’est parce qu’il mise sur l’intimité, sur la richesse intérieure des personnages, y compris sur la richesse du décor, et tant mieux s’il y a mille lectures d’une même scène, d’un même visage, d’un même objet placé ici ou là, non par hasard. La magie de l’image a lieu parce que le photographe n’enlève rien à l’autre, ni ne lui vole son âme, ni ne le prive de son authenticité. Il ne fait pas irruption dans la vie privée de l’autre. Au contraire. On l’invite à entrer dans la maison où il est souvent attendu avec affabilité, à Saint-Benoît ou à Saint-Denis.
A Saint-Paul, quartier de Bellemène, on veut se comporter également comme des sujets. En effet, le chanteur et sa compagne se tournent l’un vers l’autre, ils rient ; seuls les enfants assis sur le rebord de la fenêtre (ce ne sont pas les enfants du couple) regardent en direction de l’objectif, et ils ont l’air de beaucoup s’amuser aussi, eux qui se sont invités pour la prise de vue, marquant ainsi la popularité du chanteur dans son quartier, mais aussi son amabilité vis-à-vis de la marmaille. Posé sur le fauteuil, le kaïanm est l’instrument de musique indispensable au poète-chanteur dont la renommée a franchi les frontières de l’île depuis fort longtemps.
J’ai déjà mentionné le fait que ce sentiment de joie, de paix, d’amour, de fraternité crée un champ de forces d’une image à l’autre, de même que le sourire et l’impression d’ordre, et ce sentiment définit parfaitement le rapport de François-Louis Athénas à la
photographie, lui qui a fait sienne cette pensée d’Albert Camus : « Le monde absurde ne reçoit qu’une justification esthétique ». Camus donc, qui a bercé sa vie depuis son enfance. Et le plus lointain souvenir qui lui revienne est celui de Noces et de l’Été, à Grand-fond, devant la mer gorgée de soleil, alors qu’il avait douze ou treize ans, et il ne connaît aucun livre qui lui parle plus que la Chute, peut-être parce que l’auteur de l’Étranger prônait une prise de conscience lucide, ouverte au monde.
... Garder la mémoire de cette Réunion qui s’en va !
Le travail de François-Louis Athénas privilégie l’œil tout en sollicitant l’intelligence qui elle-même va engendrer une certaine émotion, pas forcément la même d’une photo à l’autre, car le processus d’identification varie, évolue, complexifie le phénomène de
cristallisation autour d’un personnage, d’un groupe de personnages ou d’un objet, tout ceci en fonction de sa propre appartenance cultuelle ou culturelle, de ses propres croyances, de sa propre quête spirituelle.
Il serait pertinent de raconter maintenant comment François-Louis Athénas est revenu à la photographie en 1995. J’insiste sur ce point car non seulement l’anecdote livre un côté attachant du photographe, mais elle nous permet de mieux comprendre son travail, du coup on risque moins de passer à côté de l’ambition esthétique de ses photos qui nous invitent à pénétrer dans l’intimité des familles, comme le titre l’annonce, et l’erreur à ne pas commettre serait de poser une photo à côté de l’autre, alors qu’il nous propose un puzzle complexe, intellectualisé, parfaitement maîtrisé pour une vue intérieure globale, une lumière qui éclaire les multiples facettes de la société réunionnaise. Parfois c’est l’imprévisible qui nous surprend, un regard, un geste, un détail, une ombre, un silence.
Revenons à l’anecdote : la photographie a besoin de la médiation de l’écrivain, l’écrivain a besoin d’entendre ce que le photographe consent à lui dire. Je m’interroge donc sur ce qui est survenu avant, ce qui m’incite à remonter à la pensée originelle pour saisir les données du présent et savoir d’où ont jailli l’énergie, la passion, l’idée d’être utile à son île.
Un jour, François-Louis Athénas est passé devant l’usine de Beaufonds qui fermait bientôt. Il a demandé à la direction si un photographe suivait la dernière journée de vie de l’usine et on lui a répondu non. Alors il s’est dit qu’une telle situation résume bien ce qu’est la photographie de nos jours. La plus grande usine sucrière de La Réunion ferme à Saint-Benoît et il n’est pas un photographe pour immortaliser l’événement. De fait, au matin de la fermeture, il est arrivé sur les lieux avec un petit appareil photo. Et il a passé la dernière journée avec les ouvriers. Le soir, lorsque les portes se sont refermées définitivement, il a posé son appareil et il s’est donné cinq années pour se préparer à ne plus faire que cela : témoigner à sa manière. En réalité, ce jour-là, il n’avait pas été seul. Thierry Hoarau l’avait accompagné. Une chose est sûre : cette démarche initiatique dit exactement ce qu’il fait encore aujourd’hui lorsqu’il photographie : « Je suis là quand il n’y a personne d’autre ou presque, et ce qui m’intéresse c’est de garder la mémoire de cette Réunion qui s’en va. Pas La Réunion « rêvée » des autres photographes, mais La Réunion telle qu’elle est, sans fard. »
Cette quête de l’authenticité, moi, l’écrivain, je la retrouve dans la photo de la nénène aux pieds nus, à peine assise dans le fauteuil en rotin, et sa robe blanche toute simple ainsi que son chapeau attaché au cou par un cordon trahissent sa condition sociale (Saint-Gilles les Bains, Cap Homard). Elle s’est placée sur le seuil, ne sourit pas, alors que les trois autres femmes sourient à l’intérieur de la pièce, toutes les quatre tournant le regard vers le photographe ; sol carrelé, décor austère réduit à sa plus simple expression, sentiment d’une profonde solitude. Les images pieuses épinglées au-dessus de la porte et les feuilles sèches de manguier suspendues à l’entrée indiquent qu’elle a épousé la religion tamoule, même si elle semble avoir plutôt des origines africaines, mais un fait ne vient pas contredire l’autre pour autant, c’est fréquent dans l’île.
Tout fait sens.
Parce que l’image déborde le cadre.
De fait elle donne à voir, à ressentir.
Elle nous suggère de regarder la photo suivante (Sainte-Marie, La Révolution), sans rien oublier de la nénène, tout en respectant l’ordre établi par le photographe qui nous pousse à comparer l’une à l’autre, à entrer dans le jeu des oppositions facilement
identifiables. Dans l’univers de la nénène, l’ombre domine la lumière ; le sujet paraît figé dans son silence, sa solitude, sa dignité ; l’éléphant, objet décoratif standardisé placé à l’entrée, sur la gauche, ainsi que le carrelage banal, confirment le statut social du sujet aux conditions modestes. Dans l’univers des quatre dames âgées de Sainte-Marie, la lumière resplendissante éclaire la pièce de façon uniforme, du carrelage aux motifs géométriques posé en losange jusqu’au plafond ; les images et les photos sont encadrées et suspendues au mur avec goût ; le bois des meubles est sculpté, même le meuble d’angle qui soutient un magnifique vase. Tout ce qui relève de la tenue vestimentaire est choisi également avec soin : pantalons, chemisiers, vestes, pull, foulards, pendentif, boucles d’oreille, lunettes, bracelets, chaussures ; les quatre dames sont bien coiffées et souriantes ; à noter l’expression gaie des visages en dépit de leur bel âge. Tout respire la joie de vivre, le bonheur d’être ensemble, de se retrouver là à poser pour la postérité. La photo est animée, et elle insuffle cette même joie de vivre à celui qui la regarde. Elle mériterait qu’on l’approfondisse, en étudiant la position d’une dame par rapport à l’autre, la position des jambes et des mains, les regards pétillants qui ne sont pas tous tournés dans la même direction. On sent qu’il y a une longue histoire qui les unit depuis toujours, et cette force contraste avec le côté pathétique de la nénène qui paraît si seule sur le seuil, bien qu’elles soient aussi quatre dames à se faire photographier, sans qu’on puisse établir un lien entre elles, même si ce lien existe dans la réalité.
Il y a la nénène d’un côté, et les trois femmes de l’autre.
Alors que chez les dames octogénaires de Sainte-Marie, justement, toute séparation semble impensable. Mais la dignité est présente dans les deux photos, et j’aime beaucoup le port de tête de la nénène et son silence éloquent, juste pour dire qu’elle est ce qu’elle est et fière de l’être, fière de sa vie, de son histoire à elle, irremplaçable.
Ces deux photos nous invitent à parler esthétique, histoire personnelle, culture, croyances populaires, position sociale. Partout règne l’ordre, la propreté, le maintien noble. Il n’y a pas de hasard ni d’énigme. Tout s’explique historiquement sur la scène de
l’image, d’un simple coup d’œil. Mais encore une fois, il faut aller voir au-delà, jusqu’à ressentir cette fascination pour telle ou telle photo, jusqu’à s’étonner, admirer, accepter aussi que d’autres vous laissent indifférent, n’exerçant sur vous aucun attrait particulier. Il faut comprendre que la photon’est vivante qu’à travers votre regard, en fonction de ce que le photographe a
su faire entrer dans la chambre noire avec ce souci d’échapper à la banalité. La lecture comparée de ces photos, et de bien d’autres à découvrir, permet tout cela et, je l’ai déjà dit, il n’est pas nécessaire que l’intentionnalité soit objective ; s’il est une lecture objective, elle appartient aux scientifiques, et encore.
Si je compare les deux photos ci-dessus à celle des deux jeunes assis côte à côte dans le canapé (Saint-Louis, quartier de La Palissade), puis à celle de l’homme assis dans le fauteuil (le Port, centre-ville), puis à celle des quatre jeunes assis dans le salon (Saint-Benoît, quartier Hubert Delisle), tout d’abord j’ai le sentiment que la nénène et les dames de Sainte-Marie me renvoient à un monde du passé, mais pas socialement dépassé, tandis que les trois autres photos me font pénétrer dans le monde de la jeunesse, de la décontraction, de la modernité, car apparaissent de nouveaux objets : bouquet de fleurs artificielles dans un vase posé sur une table de verre transparent, à côté trônent deux télécommandes, et les jeunes sont habillés… comme des jeunes, en jean, à l’aise dans leurs baskets, le sourire discret ; il y a également les écrans de télévision, la chaîne hi-fi, les regards malicieux.
C’est un monde ouvert sur le monde et sur le monde des loisirs.
C’est un troisième univers où l’on ne semble pas trop se poser de questions.
C’est une autre façon de vivre, d’être heureux, de penser l’avenir. C’est La Réunion tournée vers le futur dans lequel on inscrit sa propre destinée. Ces photos plaisent aussi parce qu’elles parlent d’autres choses, de l’optimisme peut-être. Parce qu’elles contrastent tellement avec les photos de la nénène et des dames âgées. Ils n’appartiennent pas tous au même monde, mais ils appartiennent tous à l’histoire d’une île qui se cherche et se cherchera encore entre la tradition et la modernité, et à imaginer seulement une rencontre entre ces différents personnages, qu’auront-ils à se dire ?
... Une sorte de condensé d’histoires
sociales
L’art et la photographie ? François-Louis Athénas m’a confié que, depuis les origines de la photographie, cela a toujours été un sujet de débat… Il est difficile de reconnaître à la photographie un statut d’art sans que cela soit âprement discuté par les photographes qui ne se considèrent pas spontanément comme des artistes à part entière : « Aux origines de la photographie, cependant, de nombreux artistes ont été les premiers photographes, sans pour autant que ce nouvel outil soit au centre de leur cheminement artistique.
Aujourd’hui encore, la photographie garde une place très transversale dans l’art et peine à conquérir, seule, une place indiscutable… » Donc, il y aurait quelque paradoxe à associer ces deux termes : art et photographie. En revanche, il est aisé d’associer le travail de François-Louis Athénas à une recherche esthétique, à une imagination créatrice, à une transformation du réel, sans poser pour autant le problème de la vérité dans l’art ou dans la démarche artistique.
Les rapports entre la photographie et la vérité, c’est encore un autre débat pour plusieurs raisons : l’imaginaire d’un photographe n’est pas moins riche que celui d’un écrivain, et lui aussi veut donner à voir sur le monde et l’histoire, autant avec ses yeux qu’avec les yeux de ses sujets photographiés.
Et le sujet donne de lui-même une autre image que celle connue, reconnue, véhiculée par les médias, notamment quand il s’agit d’hommes et de femmes qui occupent une place prépondérante sur la scène politique locale, et dont la carrière a pris une certaine envergure au fil des années. C’est ainsi que le lecteur pourrait être surpris par l’image de cet homme (La Possession) qui tient affectueusement dans ses bras l’une de ses petites-filles – des bras qui, afin de faire prévaloir des idées, des idéaux, une vision personnelle quant au développement politique, économique, social et culturel de La Réunion, ont réduit à l’impuissance nombre de ses adversaires politiques.
Finalement, je pourrais presque dire que cet homme s’est battu pour la nouvelle génération dont font partie nos petits-enfants. Qui nierait l’étonnement de le voir si câlin, si protecteur, si souriant, si détendu, heureux même ? Assis dans le fauteuil placé au centre de la pièce, avec la fillette qui pose ses mains sur les mains de son grand-père, sans se soucier du photographe, comme pour lui dire : « On est bien là, tous les deux, et on ne se quittera jamais… » L’autre gamine, assise par terre en avant-plan, fixe l’appareil avec de grands yeux. Il est une complicité qui unit tout ce petit monde, consolide leur univers affectif, au point de se demander si la photographie de François-Louis Athénas n’a pas organisé secrètement la conduite des sujets, la manière d’être de l’un par rapport à l’autre, sans difficulté, tant le rituel familial paraît normal, logique, naturel. La scène est animée ; il y a une présence indéniable des sujets qui laissent imaginer une parole, un dialogue, une histoire.
Cette image-tendresse, on peut la rapprocher de l’image « Le Port, centre-ville », où l’on voit une couturière d’un certain âge, devant sa machine à coudre, entourée de la marmaille très attentive ; puis de l’image « Saint-André, Rivière du Mât les Bas », où l’on voit une octogénaire (décédée depuis) qui tient l’un de ses arrière-petits-enfants dans ses bras, à ses côtés son époux, sa fille, sa petite-fille.
La nouvelle génération est là.
Que lui transmettre en héritage ?
C’est ce qui m’intéresse dans la photo de l’homme politique. Tourner les pages des revues et des journaux qu’il a tournées, lui, l’intellectuel, le penseur, le militant assoiffé de pouvoir et de savoir, pouvoir et savoir à mettre au service d’une cause, d’un bien-être collectif, parce qu’il n’a jamais voulu que les idées demeurent enfouies dans son cerveau, mais qu’elles vivent et continuent de vivre, de pensée en pensée.
D’une photo à l’autre, je m’aperçois que François-Louis Athénas, amoureux de son île, a conçu Vues intérieures comme une vue à
l’intérieur de nous-mêmes, au-delà des apparences sociales. Toutes les images qu’il a prises le passionnent, et l’image qu’il aime le plus, généralement, c’est celle qui, lorsqu’il fait un pas en arrière, lui permet d’embrasser d’un seul regard toutes les images qui forment le visage de La Réunion. A chaque photo, il a ressenti beaucoup de choses, et s’il devait en extraire une, ce serait la première (Saint-Paul, route du Maïdo) qui lui a laissé entrevoir, au-delà de l’aspect formel, la riche palette des émotions. Il s’agit de la photo faite chez une famille d’agriculteurs, dans les hauts de Saint-Paul : « Ils sont là, tous les trois. La femme et l’enfant sont assis sur le canapé en skaï bleu qui se détache du gris du mur de parpaings bruts. L’homme se tient un peu en arrière, il a encore ses bottes en caoutchouc. A leur gauche, l’âtre où trônent les marmites en fonte. Le décor est d’une simplicité, d’un dénuement proche de l’épure, et ils sont là, tous trois, ensemble, parfaitement heureux. »
Tel est le point de vue du photographe.
Quel est le nôtre ?
Dans le contraste ombre et lumière, c’est la photo d’une famille modeste, avec les signes qui l’accompagnent. A l’intérieur d’une pièce nue (pas un tableau, ni une image, ni une ampoule électrique suspendue au plafond), on voit l’âtre, la marmite, les cendres du foyer, le bois, le fauteuil en ton gris (bleu pour le photographe) ; les bottes en caoutchouc se fondent dans l’ombre, mais le photographe, lui, il les a vues et il s’en souvient ; les vêtements de la femme et du bébé nous disent qu’il fait froid dans les hauts de Saint-Paul, et pourtant la mère porte des sandales de cuir large et blanc qui captent le regard ; enfin, derrière le fauteuil il y a ces parpaings non recouverts de crépi, non peints, non décorés. A lui seul, ce mur dit toute la rudesse de la vie. C’est donc une photo descriptive ou photo-témoignage, et l’émotion accourt lorsque je pose le regard sur le bébé que la mère tient fortement non pas dans ses bras, mais entre ses mains puissantes et protectrices, nous montrant son alliance.
L’enfant est le trait d’union entre l’homme et la femme. Il apparaît ainsi comme leur véritable richesse, et il est normal qu’il soit placé au-devant de la scène.
C’est lui l’avenir du couple.
Oui, mais quel avenir ?
L’émotion passe par une interrogation sur l’avenir même d’une catégorie professionnelle et sociale au début du XXIe siècle à La Réunion, et elle nous renvoie vers un questionnement politique. Ce que je ressens pour cette photo est intimement lié à l’humain. Culturellement, je connais ou devine l’univers de ces gens, leur visage placide, leur regard doux, leurs yeux, y compris ceux du bébé, qui expriment le fait qu’ils soient là, heureux d’être là, enracinés dans un quotidien comme figé dans le temps, immuable.
Simplicité, nudité, vérité.
Rien ne vient démentir cette lecture.
Rien ne vient briser la monotonie de la scène et son immuabilité déconcertante.
Tout semble déjà écrit.
Voilà ce qui donne à cette photo quelque existence à mes yeux. Un intérêt vague. Sauf si je plonge mon regard dans le regard de l’enfant qui dévoile les intentions du photographe : témoigner. Sur ce plan, la photo est réussie. Et je comprends que François-Louis Athénas puisse l’aimer dès lors qu’elle informe tout en surprenant le spectateur. Je comprends aussi le fait qu’il ait du mal aujourd’hui à dire – pas de fausse modestie de sa part, la fausse modestie étant le plus décent de tous les mensonges – s’il est photographe ou pas, tant ce mot recouvre maintenant le contraire de ce qu’il recouvrait il y a une vingtaine d’années, quand il a décidé que la photographie serait au cœur de sa vie : « L’avenir du photographe, je ne le vois pas. Je veux dire que c’est pour moi un sujet de réflexion dont les contours m’apparaissent encore flous. En fait, l’avenir du photographe serait pour moi un sujet de débat où ma pensée se construirait en se confrontant à d’autres pensées. Je pense, et j’espère que de la révolution numérique émergeront quelques photographes pour lesquels la conscience sera toujours au centre de l’image. »
Où est donc la vérité de François-Louis Athénas ?
Certainement dans les relations amicales qui, d’une prise de vue à l’autre, se nouent entre lui et ses personnages ; parfois, une forme d’amitié ou d’admiration précède le moment où le sujet pose pour lui, comme pour la comédienne dont il adore le jeu théâtral (Saint-Paul, quartier du Grand Pourpier).
François-Louis Athénas, avec Vues intérieures, nous propose donc de découvrir une sorte de condensé d’histoires sociales, sans nier l’aspect culturel, religieux, politique et, comme il n’impose aucune vérité à personne, à chacun de se nourrir d’imaginaire. Une chose est certaine : il est parvenu à maturité au moment où la photographie numérique est en pleine expansion aux quatre coins du monde. Lui, il s’en tient à son autonomie et à la primauté d’un savoir-faire indéniable où le talent pointe partout le bout de son nez, car, entre le sujet et lui, le coup d’œil de l’artiste est irremplaçable, inimitable. On s’aperçoit alors qu’il y a toujours chez lui une part de la discipline formelle : il songe à tout, contrôle tout, analyse tout, et son écriture photographique n’est pas sans rappeler celle de l’écrivain qui, se méfiant de l’inspiration, se souvient que Flaubert conseille « cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot ». Ici, le relief est donné à l’image. François-Louis Athénas ne cherche pas à faire utile mais à aimer le vrai avec enthousiasme. Il ne fait pas que reproduire la réalité, il ne représente pas que ce qu’il a vu puisqu’après, lorsqu’il regarde ses photos, il y découvre des choses qu’il n’avait pas vues.
Telle est la démarche de François-Louis Athénas qui a choisi des sujets de proximité photographiés dans un univers clos, intime, quotidien, un univers qui lui permet de contrôler le cadrage, la lumière, l’affectif, car on sent chez lui cet élan qui le pousse à établir
des liens avec les gens, quelles que soient leurs conditions sociales ou leur appartenance politique, ainsi que le désir d’être accepté, apprécié. Depuis des années il travaille avec le même appareil, les mêmes objectifs, le même sérieux afin de choisir le bon angle et de saisir l’essentiel de ce qu’il désire montrer, tout en sachant, et aucun photographe n’est crédule à ce point, que le sens abonde aussi dans ce qui n’est pas montré.
Tel est le mystère de la photographie.
Jean-François SAMLONG
Écrivain