POINT DE VUE
DE LA LITTERATURE REUNIONNAISE - 19/01/2016
QUE LA LITTERATURE REUNIONNAISE S’OUVRE AU MONDE !
(réponses de Jean-François Samlong aux questions de Jenni Balasubramanian, Doctorante, Centre d’études françaises et francophones, Jawaharlal Nehru University)
 
Kishore Gaurav : Dans votre article « La littérature réunionnaise entre le doute et la solitude » (01/08/2015), vous discutez du manque des écrivains réunionnais sur la scène nationale en comparant La Réunion, Maurice et les Antilles. Et vous pensez que les Réunionnais ne maîtrisent pas encore la langue française, vous dites : « Nous n’avons pas encore compris que la seule voie d’accès à la littérature, à la beauté de l’écrit, c’est la grammaire. Donc, nous avons encore beaucoup à apprendre ; nous n’avons pas fini d’apprendre. » Pourquoi un tel pessimisme ? La littérature réunionnaise reste encore occultée au niveau départemental. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de l'ouvrir tout d'abord à son peuple avant de l'ouvrir au monde ?

Réponse de Jean-François Samlong : Tout d’abord, j’aimerais vous dire que la plupart de vos questions relèvent plus d'un point de vue idéologique (toujours néfaste à la réflexion) que d'un point de vue esthétique, voire tout simplement culturel, mais j'y répondrai volontiers ; par ailleurs, vous êtes encore à opposer la langue française à la langue créole, vieux débat, alors que tout le monde aujourd'hui tend vers le bilinguisme ; vous opposez le centre et la périphérie alors que le monde est un ; enfin, vous utilisez un vocabulaire poussiéreux, par exemple « assimilation », « dictature du marché mondial »... Un vocabulaire qui a été dépoussiéré depuis plus de trente ans déjà ; à orienter vos réflexions en ce sens, vos travaux seront coupés de la réalité d'aujourd'hui, et surtout de celle de demain. Je m'étonne qu'on se pose encore ce type de questions de nos jours. Elles ne sont intéressantes pour moi que dans la mesure où je peux mettre à jour le mécanisme funeste de l'idéologie, quelle qu'elle soit ! Mais revenons à vos questions : j’ai voulu dire que nombre d’écrivains réunionnais ne maîtrisent pas suffisamment la langue française pour produire une littérature de haut niveau, telle que l’exigent les grandes maisons d’édition parisienne, qu’il s’agisse de Gallimard, Grasset, Le Seuil, Actes Sud, Albin Michel, et bien d’autres. Ce n’est pas du pessimisme, et les faits prouvent assez la justesse de mes propos. Raison pour laquelle, j’ai mis en place, en partenariat avec les ateliers d’écriture NRF Gallimard, des ateliers d’écriture de perfectionnement. Aujourd’hui, plus de trente écrivains ont suivi les cours dispensés dans le cadre de ces ateliers et j’espère quelques résultats probants d’ici cinq à dix ans, peut-être avant, tout dépend des écrivains eux-mêmes. Ensuite, je tiens à signaler qu’une littérature n’appartient pas à un peuple, quel qu’il soit, car ce serait un point de vue terriblement réducteur. Une littérature, si elle est belle, appartient à une littérature universelle tout en portant les marques d’une histoire, d’une culture, d’un pays, d’un peuple. La littérature indienne, avec ses spécificités et ses marques identitaires, n’appartient pas aux Indiens mais aux lecteurs du monde entier ; il en est de même pour la littérature anglo-saxonne, française… et réunionnaise. Enfin, je dirai qu’il appartient à un peuple de s’ouvrir à sa littérature et non pas l’inverse. De plus, la littérature réunionnaise n’est pas occultée sur le plan départemental, elle est aidée par les collectivités que sont la DAC-oI (ministère de la Culture), le Conseil régional, le Conseil général, et les écrivains reçoivent des indemnités pour intervenir dans les bibliothèques et les établissements scolaires. Nos ateliers d’écriture sont financés par la DAC-oI et le Conseil régional, et depuis l’année dernière la DAC-oI et le Conseil régional financent un stand pour que la littérature réunionnaise soit présente au salon du livre de Paris et au salon du livre de Montreuil. Franchement, ce ne sont pas les moyens financiers qui manquent, mais bien une littérature digne de ce nom. Je reprendrai volontiers votre question pour dire qu’il serait temps que la littérature réunionnaise s’ouvre au monde.

Kishore Gaurav : Sur la scène internationale postcoloniale, La Réunion reste toujours en mode sous-silence. La raison donnée c'est qu'elle n'a pas de résistance culturelle forte comme aux Antilles. Que pensez-vous de ce propos ? D’après vous, comment La Réunion résiste-t-elle contre la politique de l'assimilation et la libéralisation du monde ?

Réponse de Jean-François Samlong : J’ignorais que l’expression « postcoloniale » était encore d’actualité. La Réunion a été érigée en département français d’outre-mer en 1946, c’est-à-dire il y a plus de 70 ans, et depuis il y a eu sur le plan politique la régionalisation, l’inscription de La Réunion dans l’Europe. Comment peut-on penser que l’histoire soit figée à ce point dans le temps en parlant de « scène internationale postcoloniale » ? Comme les autres pays du monde, La Réunion évolue, progresse, se cherche, avec tous les problèmes que connaissent tous les pays du monde. La Réunion n’est pas un monde à part. Et si elle « reste toujours en mode sous-silence », il faut interroger nos hommes politiques, notamment les sénateurs et les députés, sur ce silence. Par conséquent, il faut confronter ce propos à la réalité politique, économique, sociale, culturelle de l’île. Dans le cas contraire, il relève purement et simplement d’un procès idéologique qui ne m’intéresse nullement, je l’ai déjà dit. L’idéologie est un poison pour la pensée. Et les concepts « assimilation » et « libéralisation du monde » relèvent d’une pensée recroquevillée sur elle-même, et donc non productrice de sens, je veux dire d’un sens qui conduirait La Réunion vers un meilleur avenir. Je le répète, La Réunion ne vit pas en vase clos : elle est dans la France et dans l’Europe et dans le monde. De fait, elle est soumise aux lois et aux règles de ce monde, qu’on le veuille ou non.

Kishore Gaurav : Les Réunionnais parlent tous le créole, pourquoi ne pas faire de la littérature orale au lieu de l’écrire et puis le traduire pour un autre public plus lettré ? Par la suite chercher des éditeurs « parisiens » et ouvrir la littérature réunionnaise au monde ?

Réponse de Jean-François Samlong : C’est faux de dire que « les Réunionnais parlent tous le créole ». Aujourd’hui encore, il est des Réunionnais qui sont opposés à la langue créole, qui ne souhaitent pas que leurs enfants parlent le créole ; d’ailleurs, bon nombre de jeunes ne parlent pas le créole, et quand ils parlent le créole c’est un mot par-ci, un mot par-là, dans un discours en français. Et puis on a déjà fait de la littérature orale et on continue à faire de la littérature orale. Par exemple, chaque année, avec l’aide financière du Conseil régional, l’UDIR (Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise, association que j’ai fondée en 1978), met en place des stages de formation de conteurs (rakontèr zistoir), et cela dure depuis plus de dix ans, avec le même succès. Il nous est arrivé de faire deux stages au cours de la même année pour répondre à la demande, chaque fois avec plus de vingt stagiaires. Ensuite, il ne faut pas oublier qu’il existe dans l’île une littérature écrite de qualité depuis le XVIIIe siècle avec de Parny, de Bertin, puis Leconte de Lisle, Lacaussade, Dierx, Dayot… La littérature réunionnaise ne date pas d’hier. Leconte de Lisle a été élu à l’Académie française au fauteuil de Victor Hugo, Dierx a été nommé le prince des poètes à la mort de Stéphane Mallarmé, Marius et Ary Leblond ont reçu le prix Goncourt pour leur roman En France… Rechercher un public plus lettré, chercher des éditeurs parisiens, vouloir ouvrir la littérature réunionnaise au monde, c’est honorer la mémoire des grands écrivains qui ont fait grandir la littérature réunionnaise. Or, aujourd’hui, nous faisons moins bien que ce qu’ils ont fait hier : c’est là qu’est le problème. Il faut savoir que dès le XVIIIe siècle, les écrivains réunionnais ont cherché des éditeurs parisiens, par exemple Marius-Ary Leblond ont édité nombre de leurs romans chez les éditions Grasset… Tous les écrivains du monde entier cherchent des éditeurs parisiens, pourquoi par les écrivains réunionnais ? Combien d’écrivains étrangers rêvent de voir leurs romans traduits en français et publiés à Paris ?

Kishore Gaurav : Rassembler le peuple ne peut se faire par une littérature provenant de la langue « officielle » dominante - comme vous le dites vous-même la majorité de la population est illettrée - mais de la langue du peuple, alors pourquoi pas prolétariser le créole et par la suite la littérature ? Au lieu de faire venir le lectorat vers vous pourquoi ne pas partir vers le lectorat ?

Réponse de Jean-François Samlong : La majorité de la population réunionnaise n’est pas illettrée. Selon les chiffres officiels, on compte 120 000 illettrés à La Réunion pour une population estimée à 850 000 habitants. Ensuite, quand j’écris un roman, mon but n’est pas de rassembler le peuple, mais de rassembler le maximum de lecteurs autour de mon œuvre – et que chacun ait le plaisir de lire et de découvrir à travers mes romans notre histoire, notre culture, nos contes et légendes, nos mythes, notre identité. Et le but de la littérature, ce n’est pas non plus de rassembler le peuple. Ecrire un roman ne correspond pas à un projet politique mais à une quête esthétique. Et cette réflexion vaut pour tous les écrivains. Par ailleurs, La Réunion étant un département français d’outre-mer depuis 1946, je n’ai aucune honte à écrire mes romans en français. Je suis même très heureux de pouvoir le faire, la langue française étant d’une richesse extraordinaire. Cela dit, j’aime ma langue maternelle. J’écris en français, certes, et je traduis aussi des textes du créole au français ou du français au créole. Ma maison d’édition Udir publie régulièrement des textes bilingues créole/français, et en partenariat avec le Comité de la Culture, de l’Education et de l’Environnement, nous avons mis en place le concours « Lankréol » destiné à récompenser des écrivains qui écrivent en créole, et cela dure depuis des années. Chaque fois, les textes primés sont publiés. Encore une fois, il n’y a pas à opposer la langue française à la langue créole, et le débat « langue dominante, langue dominée » est un débat qui remonte aux années soixante et relève aujourd’hui d’une forme de pensée archaïque liée à l’idéologie, sans plus ni moins. Il faut absolument dépasser ce clivage afin d’apporter une nouvelle lumière sur la littérature réunionnaise, et surtout pour ne pas répéter mille et une absurdités dans le rapport établi entre la langue française et la langue créole. Depuis plus de dix ans, il y a eu la reconnaissance officielle de la langue française et des langues de France, dont le créole réunionnais. Aujourd’hui comme hier, les Réunionnais ont donc deux langues : la langue française et la langue créole. Pourquoi privilégier l’une par rapport à l’autre ? A chaque écrivain de choisir sa langue d’expression. Les écrivains mauriciens écrivent en français, en anglais, en créole, et dans l’une des langues de l’Inde, sans que cela pose problème. J’avoue ignorer ce que signifie l’expression « prolétariser le créole et par la suite la littérature ». J’essaie de comprendre. Prolétariser signifie « réduire à la condition de prolétaire ». Qu’est-ce qu’un prolétaire ? Ouvrier, paysan, citoyen de la dernière classe du peuple… Homère, Virgile, Dante, Dostoïevski, Hugo, Stendal, Le Clézio, Modiano, ont-ils cherché à prolétariser une langue et une littérature ? Non. Alors pourquoi demander à des écrivains réunionnais de le faire. Bien entendu, je ne me compare pas aux écrivains cités ci-dessus, mais pourquoi dois-je faire ce qu’ils n’ont pas jugé bon de faire, c’est-à-dire prolétariser la littérature ? ? Je voudrais le faire, je ne saurais pas le faire. Car je ne sais pas ce que je dois faire pour prolétariser le créole, et cela ne m’intéresse pas non plus. D’ailleurs, qui s’intéresse à cette question ? Qui a déjà tenté de prolétariser le créole ? Je réponds enfin à la dernière partie de votre question : quand j’écris un roman ou un poème, et même quand je traduis un texte du créole au français et vice-versa, je fais un pas immense vers le lectorat, il appartient ensuite au lectorat de faire un autre pas, celui qui le conduira dans une librairie ou dans une bibliothèque où il découvrira mes romans édités à Paris ; il peut aller aussi sur Internet pour les télécharger et les lire. Mon dernier roman, Hallali pour un chasseur (Gallimard, 2015) a paru en même temps sous forme de livre et sur Internet en audio, accessible ainsi aux lecteurs non-voyants. Par ailleurs, quand je participe à un débat, quand je suis présent à un salon du livre, quand je dédicace mes romans, je fais encore un autre pas vers le lectorat. J’ai écrit « un pas immense », car l’écriture d’un roman demande un travail acharné qui peut s’étaler sur plusieurs années. Temps, disponibilité, passion, engagement de soi, puis il faut chercher un éditeur : c’est un véritable parcours de combattant. Et je continue à le faire. C’est un combat de tous les instants, il faut s’inscrire dans la durée et croire à l’émergence d’une littérature réunionnaise de haut niveau. J’y crois. J’y crois de plus en plus, et autour de moi d’autres écrivains, notamment ceux qui ont participé aux ateliers d’écriture mis en place avec les ateliers d’écriture Gallimard, y croient aussi ; ils travaillent et préparent un autre avenir à notre littérature. C’est ce qu’il faut retenir.

Kishore Gaurav : Doit-il [l’écrivain] continuer à écrire pour une île analphabète ? Et pourquoi ? Vous vous posez cette question dans un de vos écrits « Histoire, littérature et identité » (01/08/2015). Pensez-vous vraiment que La Réunion est prête pour le moment de l'Art pour l'art ?

Réponse de Jean-François Samlong : Il ne faut pas prendre l’expression « une île analphabète » au pied de la lettre ; c’est une métaphore pour dire que bon nombre de Réunionnais ne s’intéressent pas ou si peu à notre littérature, mais il faut continuer à écrire parce que c’est l’avenir même d’une littérature qui est en jeu, et ça vaut vraiment la peine de suer et de se battre pour elle. C’est ce que je fais depuis plus de trente ans déjà et je ne baisserai pas les bras de sitôt, quelles que soient les critiques, car La Réunion a toujours été prête pour ce que vous appelez « le moment de l’Art pour l’art ». Elle a été prête dès le XVIIIe siècle, c’est-à-dire dès le peuplement de l’île. Je vous renvoie aux œuvres d’Evariste de Parny, d’Antoine de Bertin, et surtout à Leconte de Lisle et à ses poèmes d’inspiration indienne : « Sûryâ », « Prière védique pour les Morts », « Bhagavat », « L’arc de Civa », «Çunacépa », « La vision de Brahma »… Il a été le maître du Parnasse, avec un respect scrupuleux des lois de la prosodie ; il a été un poète épris d’art, prônant l’art pour l’art, cherchant la précision du mot, la composition rigoureuse, la beauté plastique de l’image, la puissance du rythme et du vers. Un art élaboré et une morale esthétique exigeante, écrit Astre-F.Comez. En analysant l’œuvre de Leconte de Lisle, on parle d’une « poésie marmoréenne », d’une « poésie objective », d’une « esthétique superbe et désolée ». Par conséquent, la théorie de l’art pour l’art n’est pas étrangère à la littérature réunionnaise, bien au contraire. Pourquoi nier cet héritage ?

Kishore Gaurav : Quand vous dites faire sortir la littérature réunionnaise des confins insulaires, vous cherchez encore une fois la reconnaissance du centre. Pourquoi courir vers le centre alors qu'il y a déjà du travail à faire dans les périphéries avec son lectorat ? Et encore une fois tomber dans la dictature du marché mondial ?

Réponse de Jean-François Samlong : Au XXIe siècle, après l’avènement d’Internet, pensez-vous sérieusement qu’il y a encore un « centre » et une « périphérie » ? Le centre est partout et nulle part en même temps. Encore une fois, j’insiste sur ce point, La Réunion ne vit pas isolée du reste du monde. Elle est dans la France, l’Europe et le Monde. Grâce aux compagnies aériennes, les milliers de Réunionnais qui vivent en France, en Europe et dans des pays étrangers ne se sentent plus coupés de l’île natale ; ils peuvent y revenir à tout moment, du jour au lendemain, après onze heures d’un vol direct France/Réunion. Il faut vivre avec son siècle. Je ne cours pas vers le centre : le centre est à ma porte, avec un billet d’avion, et plusieurs vols par jour. C’est valable aussi dans l’autre sens, c’est-à-dire que ce que vous appelez « la périphérie » est à la porte du centre. En septembre 2014, Jean-Noël Schifano (mon éditeur et directeur de la collection « Continents noirs ») et Antoine Gallimard (directeur de la maison Gallimard) sont venus à La Réunion, et ils y reviendront probablement cette année ; en décembre 2015, Jean-Marie Laclavetine, auteur et éditeur chez Gallimard est venu également à La Réunion. Où est-il le centre ? Où est-elle la périphérie ? Et puis en ce qui concerne le lectorat réunionnais, je n’arrête pas d’aller vers lui chaque année : débats, dédicaces, salons du livre, animations littéraires dans les bibliothèques et les médiathèques, etc. Enfin, pour répondre à votre dernière question : pourquoi La Réunion serait-elle la seule à « tomber dans la dictature du marché mondial » ? Que font les pays africains ? Que font la plupart des pays européens endettés, y compris la France ? Que fait l’Inde ? Que font les Etats-Unis d’Amérique ? La dictature du marché mondial, qui existe bel et bien, nous concerne tous dès l’instant où il y a la libéralisation du marché. Inutile d’insister sur un point aussi évident. Et je ne peux que conclure en ces termes : ne comptez pas sur moi pour ramener la littérature réunionnaise à l’île, à l’insularité, à l’oralité, à la prolétarisation du créole alors que tous les romanciers rêvent de s’ouvrir au monde. Et ce rêve ne date pas d’hier. Ce rêve appartient à tout écrivain qui, faisant fi de l’idéologie, aspire à une quête esthétique. En revanche, on pourra toujours compter sur moi pour que la littérature réunionnaise retrouve ses lettres de noblesse dans et hors de l’île. C’est un défi. C’est un pari. Et je ferai tout pour qu’on le gagne. 



LA LITTERATURE REUNIONNAISE EST EN LETHARGIE - 01/08/2015
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne suis pas du genre pessimiste en ce qui concerne l’avenir de la littérature réunionnaise, la preuve c’est que je poursuis mon action militante depuis plus de trente ans déjà, sans baisser les bras, ni pleurer, ni m’écrouler. Je constate seulement un fait qui saute à l’œil : durant ces dix dernières années on a fait fausse route en mettant l’accent sur le livre, la réunion des livres, l’économie du livre, etc. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas le faire. Je dis que, dans le même temps, on n’a rien fait pour aider à maintenir la littérature réunionnaise la tête hors de l’eau, et le résultat ne s’est pas fait attendre : elle a fait naufrage. Mais elle n’est pas encore morte. On peut encore la sauver si on arrête de confondre le livre et la littérature. Confusion qui nous a fait et nous fait encore beaucoup de tort, hélas.
Pour la énième fois, je dis : ce n’est pas parce qu’on publie cent nouveaux titres à la Réunion, chaque année, que notre littérature se porte en bonne santé. Ce n’est pas parce qu’on a dix écrivains au mètre carré dans notre département que notre littérature est florissante. Aujourd’hui, elle est totalement absente sur la scène nationale, voire internationale, alors que les écrivains antillais et mauriciens sont publiés à Paris, et certains d’entre eux sont traduits dans une dizaine de langues, par exemple Patrick Chamoiseau, Natacha Appanah-Mouriquand. Que manque-t-il donc aux écrivains réunionnais ? Apparemment rien. Ils disent même qu’ils ont tout, qu’ils savent écrire et bien écrire, qu’ils sont grands, qu’ils ont leur nom sur de jolies couvertures, qu’ils participent à des salons du livre, qu’ils organisent même des salons du livre. Au fond, peut-être qu’ils ne veulent pas être connus au-delà des frontières de l’île ; peut-être que ça leur suffit de raconter une aventure, n’osant pas aller jusqu’à raconter l’aventure d’une écriture.
Oui, peut-être.
Il n’empêche que je me dis que notre île, qui a passé littéraire prestigieux, mérite mieux, et surtout qu’on se retrousse les manches, qu’on affûte sa plume, qu’on aiguise son esprit, qu’on se dépasse jusqu’à rêver au « langage tangage » afin de prendre définitivement ses distances avec « les signes morts » d’une littérature en léthargie. C’est l’itinéraire que nous propose Michel Leiris, être « un écrivain à peu près honnête, doué d’une conscience professionnelle tatillonne, répugnant à ce qui officialise comme à ce qui commercialise, et enclin à regarder le succès comme dangereux (la satisfaction de soi qu’il procure émoussant l’esprit critique et portant à se relâcher, avide que l’on est de goûter encore une fois à la saveur des éloges et disposé plutôt à s’accrocher à la formule qui vous a réussi qu’à prendre le risque d’un renouvellement) ? » Renouvellement, remise en cause de soi et de son écriture, esprit critique, humilité : ça fait grincer les dents, et on sort l’artillerie lourde pour dire que ce ne sont que de vains mots.
Et pourtant, j’ai raison.
Et pourtant, il n’est pas d’autre chemin. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Sartre, Leiris, Duras, Ducros. Mais qui lit ? Qui fait son autocritique ? Pas le temps. « J’ai tellement de livres à écrire, me rétorque-t-on, que je ne sais plus où donner de la tête. » Le livre, toujours le livre. Et si on parlait littérature pour se changer un peu les idées ? Si on se posait la question de savoir ce pourquoi on écrit ? Si on levait la tête cinq minutes, juste cinq minutes, pour interroger ce qui s’écrit, qui n’est pas à proprement parler un écrit, mais plutôt un cri ? Si on se demandait ce qui se perd dans le livre qu’on est en train d’écrire, cette littérature ensommeillée, ensorcelée par on ne sait quelle absence de regard critique ? Par réaction, on me répond : « Et si tu gardais tes « si » pour toi ? » Oui, bien sûr, je peux faire ça. Je ne vous dirai donc rien de cette littérature qu’il faut délier du sommeil, de l’endormissement, des signes déchets qui courent sur la page ; je ne vous dirai donc rien de cette littérature qui doit courir à sa perte pour prendre corps, pour prendre feu, pour prendre sens, pour prendre tout ce qu’elle peut prendre à la vie, à l’amour, à la mort ; je ne vous dirai donc pas ce en quoi consiste l’écrire, un travail abominablement cruel, exigeant, éreintant, époustouflant, quelque chose de presque inconcevable en somme.
Mais si vous lisez Ducros, peut-être serez-vous attiré par ces mains qui portent la nourriture.
J’ose le croire, vraiment.
Jean-François SAMLONG



LA LITTERATURE REUNIONNAISE ENTRE LE DOUTE ET LA SOLITUDE - 01/08/2015
La moindre visibilité des auteurs réunionnais au niveau national ? Dire cela, c’est se montrer très gentil avec nous qui sommes absents des maisons d’édition parisiennes depuis ces dernières années. Il faut tout de même préciser que nous avons cru au renouveau de la littérature réunionnaise quand Axel Gauvin publie L’aimé (Le Seuil, 1990, nominé pour le prix Goncourt), quand Daniel Vaxelaire édite ou réédite ses romans chez Phébus, Flammarion ; quand Monique Agénor publie deux romans chez Le Serpent à Plumes ; quand moi-même je publie La Nuit Cyclone (1992) puis L’Arbre de Violence (1994) chez Grasset, puis Le Nègre blanc de Bel Air (2002) et L’Empreinte française (2005) chez le Serpent à Plumes.On y a cru. Puis le roman réunionnais a connu un grand moment de doute et de solitude ; elle a eu ce qu’on appelle « une absence », comme si elle ne se souvenait plus de ce qui a été et de ce qui pourrait être encore.
Une telle absence ne pardonne pas.
Ce qui fait aujourd’hui la force des romanciers antillais et mauriciens, c’est que d’une année à l’autre on parle d’eux dans les journaux parisiens, parce qu’ils sont assez nombreux pour être constamment sur la scène éditoriale. C’est aussi l’une des clefs de la réussite d’une littérature hors de ses frontières. Encore faut-il avoir d’excellents textes, et des écrivains qui se disent avec Flaubert : « J’aime les œuvres qui « sentent la sueur », celles où l’on voit les muscles à travers le linge. » Malheureusement, nous n’aimons pas suer, ou alors pas trop. Nous n’avons pas encore compris que la seule voie d’accès à la littérature, à la beauté de l’écrit, c’est la grammaire. Donc, nous avons encore beaucoup à apprendre ; nous n’avons pas fini d’apprendre.
La question est celle-ci : aurions-nous assez d’audace pour mettre notre égo de côté, et nous retrousser les manches, pour qu’on voie nos muscles entre les lignes de nos romans, entre les blancs, entre deux silences ? J’y crois encore, même si je ne connais pas un écrivain réunionnais qui ne soit pas « un grand écrivain », c’est-à-dire qui n’ait pas atteint à ce jour le sommet de son art. Je ne connais pas un écrivain réunionnais qui ne soit pas fier d’abord de ce qu’il est (mon Dieu, que sommes-nous en réalité ?), ensuite de ce qu’il écrit. C’est là qu’est le malentendu. Tant que nous demanderons à la littérature de faire de nous des personnalités du monde littéraire, oubliant par la même occasion de travailler à l’éclosion d’une littérature, le voile demeurera. Muriel Barbery émet l’hypothèse suivante : « Peut-être, pour accéder à toute cette beauté de la langue que la grammaire dévoile, faut-il aussi se mettre dans un état de conscience spécial. » Certains le font sans effort, semble-t-il ; moi, je dois écrire et réécrire mes textes sans relâche. Et puis qu’entend-elle par « état de conscience » quand il s’agit d’écrire ? Je ne le sais pas.
Une chose est sûre : il y a un nombre d’écrivains considérable à la Réunion, qui publient beaucoup de textes chez Orphie, Océan Editions, Surya Editions, etc., à tel point que les libraires ne savent plus que faire de cette explosion de livres.
Donc, les écrivains de la Réunion sont omniprésents au niveau régional, absents au niveau national. D’ailleurs, certains écrivains sont déjà heureux d’être publiés dans une maison d’édition régionale, et c’est leur droit. Mais dès qu’il s’agit de frapper à la porte des maisons d’édition parisiennes, l’enjeu est tout autre, et la concurrence aussi. Si on n’élève pas son niveau d’écriture, on n’a aucune chance d’être édité chez le Seuil, Grasset, Flammarion et autres.
Il faut savoir qu’on nous demande, comme on demande aux autres écrivains de l’outre-mer en général, des romans qui portent une marque identitaire très forte, susceptible de faire rêver les lecteurs. En somme, si nous voulons avoir une moindre visibilité au niveau national, il faut que nous ayons les atouts suivants dans notre jeu : une maîtrise de la langue française (faire de la grammaire et non pas se contenter de raconter une histoire), une identité, une tonne de sueur, des phrases musclées, du talent, de la chance.
Aujourd’hui, si l’une de ces conditions fait défaut, vous pourriez éventuellement être édité à Paris, à condition de faire partie des milieux littéraires. Dans le cas contraire, il faut soit se remettre à la tâche, soit frapper à la porte des maisons d’éditions régionales qui ont encore de beaux jours devant elles, tout en sachant que la facilité à l’édition travaille à la non réussite d’une littérature, et que l’autoédition signe son échec.
Mais, au fond, pourquoi les auteurs réunionnais doivent-ils être visibles sur le plan national ? Pourquoi doivent-ils suer pour une île qui finalement ne leur demande rien ? Absolument rien.
Jean-François SAMLONG



HISTOIRE, LITTERATURE ET IDENTITE - 01/08/2015
Tout d’abord, je tiens à remercier les organisateurs du Festival des Outremers, qui m’ont invité à y participer, et comme mes collègues écrivains, j’ai fait des milliers de kilomètres pour être ici parmi vous, et le fait d’être ici m’oblige à ne pas oublier d’où je viens, c’est-à-dire d’une île qui compte aujourd’hui près de 120 000 illettrés, pour une population de 750 000 habitants ; et, bien sûr, le taux de chômage atteint tous les records.
En fait, l’île compte autant d’illettrés que de chômeurs. Il y a quelques années de cela, l’un de mes romans historiques a été traduit en braille pour que les aveugles puissent le lire. Mais dans quelle langue traduire nos écrits pour que des illettrés et des analphabètes puissent goûter le plaisir de lire ? Ni en créole, la langue maternelle ; ni en français, la langue officielle. Peut-être en braille. A condition qu’on leur apprenne à lire un texte en braille, ce qui n’est pas une chose si aisée. De là à dire que notre société fabrique des sourds, des aveugles, des hommes, des femmes, de jeunes diplômés pleins de colère et de ressentiment, il n’y a qu’un pas que je n’hésiterai  pas à franchir. Car l’écrivain doit se poser la question du lecteur. Doit-il continuer à écrire pour une île analphabète ? Et pourquoi ?
Evidemment, chacun a ses raisons d’écrire, que l’acte d’écrire soit une fuite ou un moyen de conquérir une part de réalité humaine, de la dévoiler, de la rendre manifeste. Ecrire engage tout l’être, c’est affirmer son identité de manière originale. Quant à savoir qui est le « je » qui écrit, c’est un autre débat puisque « je est un autre » qui s’avance à visage découvert ou derrière un masque. Je peux me tromper, mais la dernière chose qui viendrait à l’esprit des écrivains ultramarins, ce serait de se cacher. Et puis cacher quoi ? A qui ? Pourquoi ? Tout cela n’a pas de sens. Jean-Paul Sartre, on l’aime ou on ne l’aime pas, a réussi à éclairer certains concepts, par exemple quand il dit que « l’un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »   Moi j’adhère à cette idée pour plusieurs raisons : Tout d’abord, je me sens essentiel non pas par rapport au monde (je sais bien que le monde n’a pas besoin de moi pour être ou pour disparaître), mais par rapport à mon île, à ma terre natale, à ce caillou qui ne peut même pas être représenté sur un planisphère.
Ensuite, il y a chez moi le désir de dire que j’existe, porteur avec d’une histoire, d’une culture, d’une langue, d’une identité.
Enfin, je dirai que l’écrivain que je suis, par son engagement, s’est donné une sorte de mission : dire le caché, le non-dit, l’inédit, bref, bousculer l’implicite tout en essayant de faire de la littérature.
Comme vous le savez, le non-dit ou l’implicite touche à la mémoire collective, qu’elle soit matérielle ou immatérielle. C’est ainsi que durant toute ma scolarité, du collège au lycée, en passant par l’université, je n’ai pas appris une seule ligne sur l’histoire de mon pays. Pour écrire mes romans, j’ai dû faire des recherches personnelles aux Archives départementales, parce que les livres n’existaient pas, de la même façon qu’il n’existait pas de livres sur la littérature réunionnaise ; c’est par une démarche volontaire que j’ai pu découvrir l’histoire de la Réunion.
Depuis une dizaine d’années, heureusement, les choses ont beaucoup évolué : on est sorti du processus d’assimilation culturelle, et aujourd’hui les jeunes Réunionnais peuvent apprendre leur histoire, tout en apprenant l’histoire de la Gaule et des Gaulois. Ils peuvent aussi apprendre leur langue, le créole, dès l’école primaire, puis dans les collèges et les lycées. Les résultats ne sont pas brillants, le nombre d’élèves concernés n’est pas convaincant non plus, mais il n’y a plus d’interdiction qui frappe l’enseignement de la langue créole, de la même façon qu’il n’y a plus d’interdiction qui frappe la maloya, chant et danse des esclaves qui, hier encore, étaient considérés comme dangereux, incitant à la révolte. Il faut dire aussi que cette façon de progresser convient bien au tempérament du Réunionnais qui a toujours à la bouche le proverbe : Ti pa ti pa n’a rivé (se hâter lentement). En fait, c’est sa marque identitaire, c’est le fruit de son histoire, avec ses succès et ses ratages, qu’on retrouve dans notre littérature.
Histoire, littérature, identité. En réalité, l’écrivain passe son temps à resserrer les liens entre ces trois concepts qui sont d’une importance capitale pour écrire le passé, le présent, l’avenir, tout au moins l’avenir d’une littérature toujours en devenir, sans cesse remise en cause, parce que tout va très vite dans le monde d’aujourd’hui. Par conséquent, à aucun moment cet écrivain aura le sentiment d’être « inessentiel » par rapport à l’histoire à dévoiler, à la littérature à faire grandir, à l’identité à construire, car ces trois données font sa force et nourrissent son écriture. Je crois qu’il tient là le socle de son activité créatrice, et c’est peut-être là qu’il se situe « à la croisée des chemins de la création », sans aucune prétention de révolutionner l’art d’écrire. Il se contente, en fait, d’apporter au monde un souffle nouveau, une vision nouvelle, un goût de l’ailleurs à ne pas enfermer trop vite dans le carcan de l’exotisme, bref, il a une parole de vérité – sa vérité à lui, bien sûr – à délivrer au monde, qu’on l’écoute ou pas.
L’écrivain ultramarin se sent essentiel par rapport à sa création littéraire, car s’il n’écrit pas son histoire, s’il ne cherche pas à promouvoir sa littérature, à construire son identité, personne ne le fera à sa place. De fait, tout vient de lui, du plus profond de lui, de son inspiration, de son imaginaire plus que de son imagination, du mythe plus que de la réalité, et pourtant il a besoin d’une autre dimension de l’écriture : celle de la lecture. L’écrivain ne peut pas être seul à lire ce qu’il écrit. Il veut être lu ; il rêve d’être lu ; et il espère être compris.
En ce qui me concerne, la boucle est bouclée. Je ne serai pas lu par des milliers de Réunionnais illettrés, et il y a de fortes chances pour que je ne sois pas lu non plus par des milliers de chômeurs, d’où la nécessité de chercher des lecteurs ailleurs. Car, qu’on soit écrivain ultramarin ou pas, ça me paraît insensé de dire qu’on écrit pour soi-même. De la même façon qu’il me paraît totalement aberrant de vouloir enfermer l’histoire, la littérature, l’identité dans des frontières, puisque le texte n’existe que pour et par le lecteur. C’est le partage et la confrontation de cette diversité qui me paraît essentiel, c’est-à-dire la richesse des différences et le respect des identités multiples qui présideraient à l’éclosion du « tout-monde » ou d’une civilisation de l’universel. Lorsque j’écris, les mots ont un sens. Lorsque le lecteur me lit, les mots ont un autre sens parce qu’il me lit avec son histoire, sa culture, son identité. Il faut revenir au fait que l’écriture comme la lecture se fait dans et par le langage, le langage qui est aussi silence, l’inexprimé, et il serait vain de croire qu’on a tout compris d’un roman qu’on a lu de la première et la dernière page si on n’a pas réveillé les silences entre les blancs, entre les lignes, entre tout ce qui fait écran entre le texte et le lecteur, qui crée encore des silences – et qui appartient au style. On l’a dit et redit, la littérature réunionnaise doit passer du cri à l’écrit, puis de l’écrit au silence qui serait productif de sens. Tout cela semble contradictoire, pourtant il n’est pas d’autre chemin pour construire une œuvre où rien n’est donné par avance, tout reste à inventer, ce qui reviendrait à dire que l’écrivain serait une sorte de guide, plus encore l’écrivain ultramarin, qui propose au lecteur une littérature foisonnante, flamboyante, déroutante.
A mon avis, toute littérature, et le roman n’échappe pas à cette règle, est traversée par tout un réseau de lignes identitaires, ne serait-ce que par le jeu des métaphores et des symboles, par la mise en scène des personnages caractérisés par leur ethno-type, par les différents courants liés au mythe, à la tradition, à la culture, à la langue, à la civilisation dominante. Ce n’est pas ici l’objet de mon propos, mais il y a tout une réflexion à mener sur ces points qui cristallisent ce qu’on appelle la question des identités, liée elle-même à un discours idéologique, ou à un discours poétique véhiculé par tel ou tel roman qui se donnerait à lire comme un reflet de la réalité, ou comme une reproduction du réel, idéalisé ou pas.
Enfin, pour terminer, je ne citerai pas Edouard Glissant, Maryse Condé ou Daniel Maximin qu’on retrouve sous toutes les plumes, mais une romancière qui a marqué son époque et que vous connaissez tous, Virginia Woolf qui fait dire ceci à l’un de ses personnages : « Il est impossible de se débarrasser de l’odeur persistante de notre identité. Pour être Moi (je l’ai remarqué), j’ai besoin de l’éclairage que dispensent les yeux d’autrui, et c’est pourquoi je ne serai jamais complètement sûr de moi-même. » Ce qui signifie que l’altérité et le corollaire obligé de l’identité, parce qu’il y a une double tension entre l’écrivain et l’autre, entre l’ici et l’ailleurs, ce qui fait dire à Jean-Louis Joubert que la forme insulaire par excellence, et de surcroît la littérature ultramarine, est gravée dans le Cahier d’un pays au retour natal , c’est-à-dire que le poème, le poème épique, le poème-roman « dit en même temps la nécessité de la fuite loin de l’île et la nécessité de la reconquérir par l’imaginaire ».
La littérature ultramarine ne se pose plus la question de savoir si elle doit conquérir reconnaissance et légitimité face à la littérature française considérée comme la littérature-mère, non, elle se pose la question de savoir comment sauvegarder son autonomie, sa langue nouvelle, ses particularismes langagiers (loin du chant de l’exotisme), dès l’instant où la langue est perçue comme un trait d’union entre l’histoire, la littérature, l’identité. Comme toute littérature, elle a besoin des yeux de l’autre pour exister, pour grandir, peut-être parce que nous avons toujours voulu marquer ainsi nos différences, tout en refusant l’uniformité, le nivellement des cultures, l’absence de contradiction. Je dis peut-être. Le débat reste ouvert… En tout cas, une chose est certaine : lorsque l’humanité aura perdu son âme dans la course au profit, il nous restera les beaux textes : un Césaire, un Damas, un Senghor, un Le Clézio, un Glissant…
Jean-François SAMLONG