L. HALLALI POUR UN CHASSEUR (2015)
L. HALLALI POUR UN CHASSEUR (2015)
Je n’avais jamais envisagé de vivre loin de Malika. D’un côté, j’étais avide de ses mots, de sa bouche, de son souffle ; de l’autre, la vivacité de son esprit nourri de London et de Kessel me séduisait. Mais, ce matin-là, à la raideur de son corps, je sentis qu’elle se défiait de moi, l’air incrédule comme si elle s’était retirée au-dedans d’elle pour se protéger de moi ou d’un fantôme entraperçu avant les lueurs de l’aurore. La peur la reliait désormais à moi, ainsi que cette prière : Qu’on s’en aille d’ici ! Car le monstre nous avait repérés. Il s’intéressait à nous. Il nous précédait dans un paysage qui s’apprêtait à passer du clair à l’obscur, puis à un clair-obscur de vilenies enracinées dans le cœur des hommes, le jour ne verrait plus rien de vrai, ni de beau, ni de rassurant, ni de gratifiant, et dans les frondaisons le chant du merle ne serait plus que mensonge.Je reboutonnai le chemisier de Malika :« Viens, je vais te soigner.— Et après ? — Après on avisera au plus pressé. »

07/09/201

Cher Jean-François, Merci pour cette belle rencontre littéraire, samedi, dont le succès est la preuve d'une vraie attente de la part du lectorat réunionnais ! Le cadre du Grand Marché se prête parfaitement à un tel échange. Et puis, surtout, merci pour cet Hallali, cri des chasseurs aventureux ! J'en retiendrai la puissance de la langue poétique, qui me touche toujours autant, le roman d'amour -bien sûr ! - et le parcours initiatique, fort et original... Longue vie, donc, à cet hallali : sois fier de ton travail d'auteur qui porte haut les couleurs de l'écriture réunionnaise ! Je t'embrasse, Catherine Pinaly


09/07/2015

UN MONDE FOU DANS UNE AMBIANCE JOYEUSE

A l’occasion de la parution du douzième roman de Jean-François SAMLONG, Hallali pour un chasseur, sélectionné pour la rentrée littéraire Gallimard, la Ville de Saint-Denis et La Réunion des Livres ont convié le public au débat, suivi d’une séance de dédicace, au théâtre du Grand Marché, le samedi 5 septembre 2015. L’événement a eu lieu en partenariat avec la DAC-oI, la librairie Gérard, le Centre Dramatique Océan Indien, l’Académie de l’île de La Réunion, l’Udir. La salle le « Sat maron » était comble. Les comédiens et diseurs de textes (Annie Darencourt, Christophe Langröme, Dominique Carrère, Patrice Treuthardt) ont marqué de leur présence cette animation littéraire exceptionnelle, ainsi que les musiciens invités à participer à la fête (Amélie Burtaire, Jim Fortuné, Tiloun, Gaëlle Velleyen du groupe Kréolokoz). L’animation a été orchestrée par Annie Darencourt, le reportage photographique a été réalisé par Sandra Emma et la transcription des enregistrements a été assurée par Laetitia Samlong.

Marie-Jo Lo-Thong, qui a animé le débat, a remercié le public d'être présent pour le livre, pour la littérature, « et surtout pour Jean-François Samlong qui nous représente sur le plan national. » Fait exceptionnel : son roman, Hallali pour un chasseur paraît dans l’île en même temps qu'en métropole, grâce à la librairie Gérard et au réseau de lecture de La Réunion qui joue le jeu, c’est bien la preuve qu'il existe une littérature réunionnaise de qualité et qu’il faut poursuivre avec enthousiasme le combat pour une littérature de haut niveau. Elle a souligné le parcours et la persévérance de l'auteur qui travaille assidûment pour réussir à être présent sur le plan national et son livre est promis à un grand avenir.

Jean-François Samlong a pris la parole pour présenter brièvement le photographe François-Louis Athénas ; il travaille avec lui sur son nouvel album : Vues intérieures. Marie-Claude Fontaine : professeur de français, lectrice assidue des ouvrages de l'auteur et critique à ses heures perdues. Le livre doit trouver son public et il faut en assurer la promotion. Présentation également des diseurs de textes et des chanteurs.

Philippe Vallée a présenté La Réunion Des Livres, partenaire de l'opération, une association interprofessionnelle des métiers du livre qui réunit auteurs, éditeurs, libraires, médiathécaires. L'association compte une centaine d'adhérents. Elle participe notamment au grand prix du roman métis et à l'opération "un livre, un transat" qui a pour objectif d'amener les livres dans des endroits où ils sont peu représentés et pour des publics peu portés sur la lecture. Opération qui sera renouvelée pour la promotion de la littérature réunionnaise.

Marie-Jo Lo-Thong propose une réflexion de Jean-François Samlong sur ce qu’est le livre : « Il est vain de croire qu'un livre parle de lui-même, c'est le regard de l'autre même furtif et incertain qui donne vie au livre, aux signes, à l'écrivain. Il y a un compromis, une saine curiosité à trouver entre le regard et le signe et l'essentiel n'est ni ce qu'on dit des livres, ni ce que disent les livres, mais bien ce que les livres ne disent pas et qui restent à découvrir ; le livre est toujours à suivre. » Puis elle ajoute que le roman, Hallali pour un chasseur, c'est la mise à mort, un moment crucial, dramatique ; et l'auteur étant toujours dans la dualité, d'où l'interrogation après la lecture du roman, car l'hallali n'est pas pour la bête.

Marie-Claude Fontaine s’interroge également : pourquoi lit-on un roman ? C'est la question posée à la jeune femme Malika dans le roman. C’est pour atteindre une vérité, certes, mais pas celle qui est dans le livre, plutôt une vérité qui est en elle-même, qui dort en elle-même. Le roman de Jean-François Samlong est dense et complexe et le sens est à chercher au-delà des apparences. Mais avant de parler des apparences, parlons de l'intrigue et des deux personnages d'importance : Babel Mussard et Kalla. Le choix des personnages n'est pas innocent : Babel Mussard est l’un des descendants de François Mussard, un des chasseurs d'esclaves les plus célèbres de La Réunion. Kalla : création de la nuit de l'esclavage à la Réunion – une création populaire. Ce qui nous donne un roman d'aventure, une chasse palpitante qui rappellerait presque un thriller. Un roman fantastique qui pénètre dans des territoires périlleux aux contours indéfinis, même si l'action se situe à la croisée des trois cirques de La Réunion. Paysage difficilement repérable. Climatologie qui relève du fantastique. Personnages qui, victimes d'hallucinations, de cauchemars, de rêves, évoluent entre le réel et la fiction. Le livre joue constamment sur la distance entre fiction et réalité, et sur la métamorphose des personnages : métamorphose de Kalla, créature protéiforme d'après la création de l'auteur ; métamorphose de Babel Mussard qui libérera la bête en lui, car pourquoi chasse-t-on ? Pour exprimer le reste de barbarie qui est en nous, pour assouvir un désir de vengeance, et c'est le cas de Babel qui chasse pour régler ses comptes avec son enfance, son histoire d'enfant souffre-douleur de son père. Métamorphose de Malika, sa bien-aimée, qui l'accompagne dans l'expédition et prendra ses distances avec un Babel de plus en plus halluciné, quittant le réel jusqu' à délirer totalement. Scènes terribles et effrayantes, Babel étant en position de tirer lui-même sur ses propres camarades qu'il croit transformés en animaux (en phacochère ou en chien), lui-même étant sous l'emprise d'une potion magique qui lui permet de s'affranchir du réel. C'est donc un livre halluciné qui relève du fantastique, mais partiellement seulement par le biais des décors, des métamorphoses, du climat, et parce que ce mot « fantastique » est employé dans le livre lui-même. Cependant, Kalla n'est pas un personnage fantastique : elle fait partie de notre univers et de notre culture. Chasse tragique. Babel va tuer ses compagnons et finir par l'hallali au terme d'une marche sacrificielle et d'hallucinations acoustiques. Pris dans les serres de Kalla, le chasseur est défait. C'est la raison pour laquelle, au début du roman, on retrouve un Babel architecte devenu marginal, défait, avec sa raison humiliée. Il a connu un procès en justice. En effet, il a dû rendre compte de ses actes de chasse qui ont causé la mort de ses camarades. Il a été interné en hôpital psychiatrique et s’est retrouvé errant sur une plage de Saint-Gilles.

Jean-François Samlong précise qu’il a invité François-Louis Athénas, photographe talentueux, à prendre part au débat car il existe dans le roman un personnage photographe : Focheux, dit le fâcheux, qui se pose des questions sur l'art et la photographie. François-Louis s'est-il retrouvé dans ce roman ? S'est-il identifié à Focheux ?  Avant de discourir sur ce personnage,

François-Louis Athénas parle d’un roman passionnant avec plusieurs niveaux de cheminement qui amènent les personnages au dénouement. Premier niveau : une dimension épique ; deuxième niveau : une dimension du mythe ; troisième niveau : le parcours intime des personnages. Et le croisement permanent de ces niveaux crée une ambiance particulière, une structure narrative qui fait que nous sommes perdus non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps. Une fois le roman terminé, on a envie de le reprendre, de le relire à la lumière du livre. Un livre à recommander, donc. A propos de Focheux, c’est le personnage le plus proche de Babel : il est photographe, sans doute parce que l'auteur est lui-même passionné de photographie. Il suit Babel dans cette épopée qui les amène tous deux à se chasser eux-mêmes. Là réside toute la tension du roman : le chasseur et le chassé ne font qu'un. Les démons qui poursuivent les deux personnages, ce ne sont autres qu'eux-mêmes, leur passé, leur turpitude, et c'est ce qui pousse à leur propre destruction. Babel est le seul survivant de cette histoire mais un survivant profondément remis en cause.  François-Louis Athénas se reconnaît dans une certaine mesure dans le personnage du photographe. Au-delà de l'image et des apparences, Focheux cherche quelque chose. Ce n'est pas ce que l'on voit, c'est ce que l'on peut comprendre et ressentir derrière l'image. C'est pour cela que François-Louis Athénas aime travailler avec les écrivains dont l'aide lui est précieuse pour creuser au-delà des apparences, et travailler avec Jean-François Samlong est un grand plaisir, comme la lecture de ce roman multiforme. Deux personnages sont proches de lui : le photographe du roman, bien sûr, et Babel, parce que, grâce à ce dernier, il rejoint des préoccupations intimes, notamment sa relation personnelle avec son propre père. Ce livre l'a donc touché doublement pour des raisons intellectuelles et affectives, et pour les similitudes avec son parcours personnel.

Marie-Jo Lo-Thong, afin de mieux préparer le débat, a interviewé l'éditeur Jean-Noël Schifano qui lui a confié ceci : « Cet ouvrage de Jean-François est très fort. C'est à la fois très réunionnais, et en même temps le roman puise dans les réserves mythologiques universelles, notamment le mythe de l'oiseau-légende de l'Iran, les mythes de la violence originelle, de la malédiction héréditaire, de la rancune, de la bestialité, de la dégénérescence des familles, de la vie, de la mort. Roman tout en dualité et en questionnement sur soi-même. Roman de sorcellerie : Babel boit un filtre et est possédé. Mais aussi roman de l'amour, de la passion, de la jalousie qui fait de Babel une victime de ses démons intérieurs. Roman qui parle des destinées humaines et du sens que l'on donne à sa vie. » Prise de conscience de Marie-Jo Lo-Thong qui affirme que la littérature réunionnaise a passé un cap. On ne se contente plus de montrer les mythes de la littérature réunionnaise, on les transcende pour viser l'universel avec des références à d'autres livres, notamment La Divine Comédie de Dante. Merci à l'auteur pour son travail, et ces compliments sont importants et pour lui et pour le public qui doit prendre également conscience que les livres nous font grandir, nous enrichissent.

Jean-François Samlong intervient pour atténuer la noirceur du roman. Babel, en tant que chasseur, n'est pas si défait qu’on pourrait le croire. Grâce à sa rencontre avec Elise Pajot, qui va l'amener à se raconter (maïeutique de Socrate), la dimension littéraire prend tout son sens à travers cette possibilité de se raconter, d'abandonner le masque et de retrouver son véritable visage. Le Pic de la Sorcière, situé au centre des trois cirques, représente une épreuve que Babel doit surmonter. Epreuve qui consiste justement en l'ascension du pic. Babel doit aller au bout de lui-même, au bout de son histoire, au bout de cette chasse à la papangue géante qu'a voulue Malika, et qu'il a accepté d’organiser par amour pour elle. Quant à Kalla, la figure de la sorcière n'est pas une image négative non plus. De cette confrontation entre Babel et Kalla va jaillir une sorte de lumière. Babel va être renvoyé à lui-même, à l'homme qu'il a été mais qu'il ne veut plus être quelque part au fond de lui-même, mais comment ne plus être l'homme qu'on a été, c'est difficile, d'où l'épreuve de la purification qui a plu à Jean-Noël Schifano, car elle renvoie à la comédie de Dante. Marie-Jo Lo-Thong parle de la dualité, c’est vrai. Mais en certains endroits du roman, on n'est plus dans le schéma binaire bien/mal, péché/enfer, justement grâce à la figure de Kalla qui joue un rôle important puisqu’elle offre à Babel la possibilité d'aller jusqu'au bout du procès, le procès de l'histoire car il est l'un des descendants de François Mussard, célèbre chasseur de noirs marrons que les Réunionnais connaissent bien, tout au moins son histoire, et au bout du procès il y a une réconciliation possible. Le roman se termine sur des pages positives, car Babel essaie de se réconcilier avec son père afin de prendre un nouveau chemin, de trouver une ouverture à cette chasse à l'homme en faisant un travail sur lui. L'idée du roman vient d'une lecture d'une nouvelle de Yasushi Inoué qui dit ceci : « Le chasseur vise, et tire sur son malheur, ou sa malchance, en tout cas quelque chose de présent en lui et dont il entend se venger. » Il est vrai que Babel, sans même le savoir, à travers ses pérégrinations en Afrique, chasse après chasse, trophée après trophée, a envie au fond de lui-même de passer à quelque chose d'autre, d'être un autre homme que ce qu'il a été d'où un dénouement qui reste positif aux yeux de l'auteur.

D’ailleurs, pour François-Louis Athénas, le dénouement est celui du pardon et de la résilience, d'une nouvelle vie. Pour autant, le chemin reste violent et difficile, le parcours de Babel est semé de grandes embûches, de grandes frayeurs, et le sens à garder est celui de la lumière, d'une nouvelle vie, d'une ouverture à un nouvel être que devient Babel, et ces différents niveaux de lecture font la beauté du livre. Il y a une véritable chorégraphie ombre/lumière, épopée/intimité des personnages, et nous sommes en permanence ballotés entre ces deux pôles violence/résilience. Là réside toute l'habileté du roman.

Pour Marie-Claude Fontaine, une lumière est possible pour Babel Mussard, mais elle est juste annoncée dans le dernier chapitre, un avenir à imaginer dans le lointain ; pour autant, l'ensemble du livre reste sombre. Sur le plan individuel, l'initiation de Babel consiste à sonder ses propres abîmes et à trouver un moyen d'en être délivré. Sur le plan collectif, le texte n'a pas totalement résolu la question d'une histoire douloureuse qui n'est pas épuisée, et se manifeste aujourd'hui par un certain nombre de violences dans notre société. C'est une amorce à avoir pour l'avenir peut-être. Dans le texte, Babel ose affronter Kalla ; il ose même envisager de décapiter la légende. Entreprise totalement folle qui est dans la logique de l'histoire coloniale, à savoir débouter Kalla, la représentante de l'esclavage, et cette entreprise folle a été sanctionnée dans le texte par la défaite de Babel. Oser s'en prendre à la légende, oser croire qu'on est un esprit fort capable de passer au-delà des superstitions alors que nous vivons dans une île de croyances et de superstitions, c'est un pari audacieux, rendu possible par le fait qu'il s'appelle Babel. Pourquoi Babel ? Parce que les hommes ont osé défier Dieu en construisant la tour de Babel. Et Babel, à son tout, ose défier cette créature de la croyance populaire. C'est un sacrilège, car Kalla est une production de la nuit des temps, une production de notre histoire et de l'histoire de l'esclavage. Et la chasser aujourd’hui, vouloir la tuer aujourd'hui, c'est impardonnable. Comme si on voulait tuer l'histoire une deuxième fois, cette histoire marronne qui est l'histoire des esclaves et de la croyance populaire. Voici une ouverture possible dans la lecture et l'interprétation du texte.

Point de vue de Philippe Vallée : livre passionnant, fort, ambitieux. Question sur la genèse du texte : l'auteur est-il chasseur ? Car les scènes de chasse sont étonnantes de véracité, ainsi que la profondeur des sentiments qui animent un chasseur.

Jean-François Samlong répond qu’il n'est pas chasseur. Il y a dans la chasse une violence extrême. Violence par rapport au chasseur lui-même et par rapport à la proie. En tant qu’écrivain, il s'intéresse beaucoup à la violence dans l'île, depuis le début du peuplement jusqu'à ce jour. Violence intrinsèque de l'homme qu’il faut pouvoir dépasser. Et mettre en scène un chasseur, c'est pouvoir aborder toutes les symboliques de la chasse. Chasser c'est tuer, c'est prendre le risque d'être tué, et c'est ce qui se passe dans le roman. Chasser, qu'on le veuille ou pas, qu'on en soit conscient ou pas, c'est mettre son âme en péril. Cette prise de conscience aura lieu dans l'esprit même de Babel, car toute épreuve comporte des chemins douloureux, extrêmement douloureux, sinon l'homme continuera à être ce qu'il est, dans un lieu tiède entre le bien et le mal, sans vouloir choisir un véritable itinéraire, or l'homme doit choisir un itinéraire. Le parcours initiatique de Babel est un cheminement : le périple de Salazie à l'intérieur des cirques, mais aussi un cheminement à l'intérieur de lui-même, d'autres sentiers qu’il suivra jusqu'à la confrontation brutale, violente et même maléfique avec Kalla. Mais ce choc est nécessaire. Choc nécessaire pour nous, dans le confort de notre vie quotidienne, car se laisser aller à une "douce vie", ce n'est pas évoluer. Or dans la société réunionnaise comme en Europe, il nous faut des chocs violents, comme la photo du bébé syrien mort sur la plage, pour qu'il y ait des vagues d'émotions dans un premier temps, qu'il faut ensuite dépasser pour agir, pour passer à l'acte sans s'arrêter à l'émotion. Si Babel Mussard s'était arrêté à l'émotion, à la jalousie vis-à-vis de Malika et de Ricky (autre personnage violent du roman), il n'aurait pas été jusqu'au bout de sa quête initiatique. Ce qui fait la force de Babel Mussard c'est qu'à aucun moment il ne baisse les bras, quelle que soit l'issue de la chasse. Il est décidé à aller jusqu'au bout, au départ par amour pour Malika, puis par amour de la chasse, puis par amour de lui-même ou de l'homme qu'il voudrait être plus tard. Babel est un homme qui va de l’avant, qui marche, qui prend des risques. Il a choisi son parcours et une fois le choix fait, il n’est pas question de revenir en arrière. Le Pic de la Sorcière est le lieu de la métamorphose intérieure, le lieu où on change, où on a la possibilité de changer, et il est impossible à Babel de revenir sur ses pas sans ce changement radical. A travers l'histoire de Babel, il y a l'histoire de l'île, d'une société qui doit changer, bouger, aller de l'avant. L'auteur et le public ne doivent pas attendre qu’il y ait des chocs brutaux pour un changement de la société. Cela vaut également pour les écrivains qui sont présents dans la salle par solidarité. Il faut aller jusqu'au bout de l'écriture. C'est un long cheminement (terminer un roman, réécrire, trouver un éditeur), mais le plus important est d'être en chemin, d'être dans son texte chaque jour et d'écrire. Pour la société réunionnaise, tant de choses restent encore à faire pour la faire évoluer. Les politiques, les artistes ont une parole à délivrer, et en 2015 cette parole est le changement. C'est l’un des messages présents dans Hallali pour un chasseur.

Question de François-Louis Athénas : deux personnages sont proches l’un de l’autre : Babel et le photographe Focheux. Le photographe est-il un chasseur d'images ? Procède-t-il de la même démarche profonde ?

Jean-François Samlong répond que le photographe est, au début du roman, le faire-valoir de Babel. Il est là pour photographier les scènes de chasse à publier dans les magazines, puis une évolution se fait au fil de l’intrigue et des évènements : le photographe fait ce rêve, celui de faire la photo du siècle, son trophée. Une quête au péril de sa vie, car obnubilé par la photo qu'il doit réussir, il méprise le danger. Focheux a une fin tragique même s'il réussit à photographier la papangue géante. Pour que le rêve touche la réalité, il faut prendre des risques inimaginables, risquer son âme et sa vie, et lui aussi va jusqu'au bout de son rêve, comme tous les personnages du roman, d'ailleurs. Les personnages féminins n'ont pas été évoqués alors qu'ils sont d'importance. Le choix des prénoms ne sont pas dus au hasard ; ils sont raisonnés et judicieux. Ainsi, dans le prénom de Malika, on lit Kalla à l'envers. Babel aime les femmes, toutes les femmes dans une même femme par le jeu des lettres et des voyelles. Hannah, l'infirmière qui apparaît à la fin du roman a un prénom qui peut se lire de gauche à droite et de droite à gauche. A travers cette rencontre avec Hannah, Babel est arrivé vers la fin de l'histoire qui n'en est pas une en soi et qui le renvoie au commencement. C'est l'une des interprétations possibles de la lecture du prénom d'Hannah. Quant à la genèse du roman : Jean-François Samlong dit que ses romans ne sont pas publiés dans l'ordre où ils ont été écrits. Hallali pour un chasseur a été écrit avant En eaux troubles. Il y a une histoire qui suit chaque livre et est propre à chaque manuscrit qui est repris et retravaillé quand l'auteur se sent prêt. L'auteur a plus de plaisir à réécrire qu'à écrire ; en effet, mettre en place le gros œuvre, c'est l’affaire de trois à six mois de travail, mais le gros œuvre n'est pas un livre, ni un roman fini. Il ne faut surtout pas le proposer à un éditeur. Le gros œuvre, comme Babel Mussard, doit passer par des épreuves, par ce cheminement douloureux qu'est la réécriture, à savoir corriger les défauts du premier manuscrit (syntaxe, grammaire, cadre spatio-temporel), prendre des risques sur le plan grammatical, au niveau de l'écriture, se remettre en cause, proposer quelque chose de différent à chaque fois. L'écriture doit évoluer et surprendre le lecteur d'un ouvrage à l'autre. La réécriture est le lieu où l'écrivain reprend possession de son texte, de son manuscrit, pour qu’une symbiose ait lieu entre lui et le texte. C’est un texte en devenir, et souvent tel ou tel personnage emmènera l'écrivain vers d'autres voies, vers d'autres possibilités d'écriture. Le plaisir de l'écriture arrive quand l'écrivain ne porte plus le personnage, mais quand c’est le personnage qui indique à l'écrivain la voie à suivre. L'écrivain a projeté dans le personnage ses propres fantasmes et désirs – que ce personnage soit masculin, féminin ou même un animal. C'est le cas du chien-nègre. Dans Hallali pour un chasseur, il est un adjuvant de Babel, c’est dire que Babel n’aurait pas pu aller au bout de sa quête sans lui. Il faut entrer dans la peau du chien qui réfléchit, parle, essaye de faire passer des messages ; ce chien nègre étant lui-même un descendant des chiens chasseurs d'esclaves de François Mussard, il a un certain pouvoir sur les chasseurs. En un mot, la symbiose entre l'écrivain et les personnages est cruciale pour que les personnages prennent possession de l'écrivain et lui indiquent la voie à suivre.

Marc Nouschi, directeur de la DAC- oI, remercie le public venu nombreux en ce jour de soldes ; un public qui préfère les nourritures spirituelles aux nourritures matérielles. Plébiscite pour l'auteur et pour la littérature. L'expérience sera renouvelée : il y a un créneau à occuper afin de renouer avec la tradition des maisons de littérature et des cafés littéraires. La création est mystérieuse, et merci à l'auteur de nous avoir fait rentrer dans son univers et de nous avoir fait prendre conscience du travail acharné à fournir. Présence de l'auteur au jury de l'Atelier des Ailleurs : résidence en longue durée d'un ou plusieurs artistes dans les T.A.A.F, opération initiée par la DAC-oI. Deux artistes ont été choisis : Estelle Nollet, écrivain (quatre ouvrages publiés chez Albin Michel) et Gauthier, compositeur qui travaille avec le conservatoire à rayonnement régional, et qui composera une musique en lien avec ses impressions sur place. Par ailleurs, un nouvel atelier d'écriture sera organisé et cofinancé par la DAC-oI et le Conseil régional, partenaire fidèle en la matière. Démarrage début décembre, preuve que nous sommes des marathoniens plus que des coureurs de 100 mètres. Merci à tous.

19/10/2015

J'ai achevé la lecture de ton roman et j'ai vraiment beaucoup aimé. Il y a tellement de choses à y chercher et à y trouver ! C'est très riche et beau. Et comme je connais l'Afrique pour y avoir vécu (Ouest) et voyagé (Est), je me suis totalement impliquée dans tes mots. Mais le plaisir de le lire ne s'arrête pas là. J'aime sa densité et la démesure du personnage de Babel ; ça me parle de l'intérieur.
Halima Grimal

06/11/2015

Bonjour, Jean-François ! Perçu comme une "fable", ton roman aurait pu commencer par il était une fois... un homme, Babel Mussard, orgueilleux, égoïste, narcissique, goujat, etc. mais... très bon fusil ! Ce chasseur fou amoureux part à la chasse de deux monstres : la Papangue et KALLA ! Après bien des péripéties, le lecteur découvre ce qu'il pressentait depuis quelques chapitres, la déchéance de cet homme. L'Amour Passion rend fou, aveugle, tout comme l'orgueil. Et quand on pense que tout est définitivement perdu, le destin (comment l'appeler autrement ?) vous tend la main. Pour Babel, il arrive avec Elise qui lui explique que : "se raconter c'est libérer son esprit d'un tourment". C'est grâce à cette femme venue d'ailleurs que la morale de ta fable/roman peut s'écrire. Mieux vaut tard que jamais. Il revient vers ce père à qui il ne parlait plus depuis longtemps, pour renouer le lien distendu. C'est une bien belle fin que tu as choisie, car rien n'est plus difficile que de PARDONNER. Voilà une première analyse de cet "hallali" que j'ai beaucoup aimé !
Michelle

17/11/2015

J’ai terminé “Hallali pour un chasseur” et j’ai vraiment beaucoup aimé. Quelle magnifique écriture ! Une belle plongée aussi dans nos mythes et frayeurs revisités. Amicalement.
Monique   

19/12/2015

UN ROMAN, UN CRI POETIQUE, UN TOURNANT LITTERAIRE

Après un roman retraçant un passé criminel, à travers l’énigmatique personnalité de Sitarane et de celui qu’on surnommait Saint-Ange, s’appuyant sur des réalités qui, pour ne pas avoir été totalement élucidées, ont cependant laissé leur trace dans la mémoire de chacun, Une Guillotine dans un Train de Nuit ; après un face-à-face carnassier avec les requins dans les traîtrises de la mer, roman qui prenait en compte une douloureuse actualité d’attaques de squales, En Eaux troubles ; voici un texte qui convoque les forces telluriques de La Réunion et la légende la plus « formidable » qui soit, celle de Kalla : figure tutélaire et emblématique qui regroupe en elle les âmes défuntes des marrons, qui dit l’Histoire de l’esclavage, en rappelle la honte et la barbarie.

Le titre, Hallali pour un Chasseur, évoque en nous la fin, la conclusion d’une traque mais ici selon un principe d’inversion, puisque le pisteur en sera la victime : pas de trophée mais un châtiment ; c’est le paradoxe de cette chasse fabuleuse qui met en scène Babel Mussard et qui va rendre ce dernier au terrible vécu de la mise à mort du gibier. Babel Mussard est le descendant du tristement célèbre François Mussard, et c’est une généalogie bien difficile à porter et à assumer.

De fait, François Mussard s’est illustré par sa cruauté à retrouver les esclaves enfuis, chasseur d’hommes qui cherchaient, dans les hauts, une liberté chèrement reconquise, une dignité recouvrée et qui tâchaient de se construire une identité sur une terre inconnue où il leur fallait prendre de nouveaux repères puisqu’ils ne reverraient jamais leur sol ancestral. François Mussard est un sbire au service de l’Ordre blanc, sans états d’âme, il est l’exécuteur des abominations dominantes, le « bras gauche » de ceux pour qui l’esclavage représentait une normalité ethnocentriste et, économiquement parlant, une source de revenus très conséquents.

Qui est donc Babel Mussard, protagoniste de ce roman ?

Être doté de ce prénom n’est pas anodin : comment ne pas faire référence à la Tour de Babel qui illustre par l’agglomérat, la juxtaposition, l’entassement des populations, une volonté commune non seulement de se révolter contre la puissance et la volonté divines, mais en réalité de se confronter à Dieu, afin de l’égaler, de le détrôner et de prendre sa place ? C’est l’exemple même de l’orgueil et de la vanité de la créature qui cherche, dans le complot de tous, un moyen de devenir ce que sa condition et son destin lui interdisent.

Babel, notre héros, va se lancer dans une quête furieuse et fantastique, qui serait en quelque sorte la culmination de sa carrière. Il y a en lui un désir prédateur et négationniste, car s’emparer de Kalla, c’est d’une certaine manière « tuer » l’Histoire de l’île, c’est nier le passé, c’est en finir avec une référence obsédante qui plonge encore ses séquelles dans notre imaginaire, notre inconscient collectif. Certes Kalla est devenue, par la transposition du conte, Granmèr Kall et elle fait peur aux petits enfants dans des récits qui doivent les rendre sages, leur apprendre qu’en dehors de la maisonnée, il y a des périls et que des sorcières dévoratrices les guettent : les contes constituent un solide fonds identitaire et éducatif.

Babel se lance donc dans une aventure qui le transcende et c’est ce dépassement qui sous-tend sa démarche, aller au-delà du vécu de tous les autres chasseurs, dominer, marquer l’Histoire, être de l’intemporalité, au-delà de lui-même. Il y a en lui une force titanesque que vient contredire son propre vécu d’enfant maltraité.

Et cette antithèse démontre assez que sa force actuelle, acharnée à chasser le fauve, le démentiel, cette volonté de puissance est là pour oublier combien il a pleuré sous les coups à la volée d’un père dénaturé dont il était constamment le bouc émissaire ; il semblait élu négativement, marqué au front, désigné pour être celui qui doit « payer » de sa vie, le simple fait d’être vivant, mal né, invoulu. La malédiction de s’appeler Mussard pesait fort sur son géniteur et Babel a choisi d’en combattre le souvenir pour ne pas être enseveli par sa réalité. Mais il porte en lui la violence du père, la signature de la lignée des Mussard, ce que Zola eût appelé la « fêlure originelle ».

Entre ces deux extrêmes qui construisent cette personnalité romanesque complexe et attachante, il y a le grand chasseur d’Afrique, celui qui a su acquérir une notoriété si internationale qu’elle propulse son image sur des magazines attractifs, pour des destinations de safaris. Et l’on est frappé de voir combien la référence au roman de Kessel, Le Lion, est prégnante : Babel chasse les grands fauves, il cherche dans la savane la puissance de l’animal, le face-à-face crucial propre à lui faire ressentir son talent de tireur, lui qui caresse les armes à feu et entretient avec ces objets, une sorte de rapport de sensualité. Ce livre justement, qui ne quitte pas sa compagne de tous les safaris les plus périlleux, met en scène l’initiation du jeune Massaï Oriounga ; lequel doit gagner sa place parmi les hommes de son peuple en affrontant un lion, c'est-à-dire en se confrontant avec la quintessence de la violence, de la majesté et de la cruauté, pour se l’approprier, devenir l’autre et revenir à soi ; de fait, l’initiation est alors un combat contre sa propre peur, une recherche d’identité et le seul moyen de se faire accepter par ses pairs. C’est un rite et un rituel d’intégration. Or, pour Babel, la chasse est une exaltation sensuelle et un tremplin vers une image de lui-même virile et valorisante, il se veut splendide, hors du commun.

Il est bien sûr un homme qui aime les femmes, un « homme à femmes » et celle qui le suit dans toutes ses aventures incessantes, épuisantes, qui doivent finir, en autoglorification, par l’affrontement de Kalla, c’est Malika. Il a immédiatement été saisi par sa beauté, toute en jambes découvertes, décolleté profond, disponible, libre, audacieuse. Il la désire, puissamment, et leur relation, qui est aussi de connivence et de « gémellité », est envahie de ce besoin de la posséder sexuellement ; il la hume, la respire, affolé de sa sueur, de sa fatigue, il traque son corps comme on flaire le gibier, avec une tension de l’être qui le submerge. Ce qui l’attire ainsi chez Malika n’est pas véritablement la féminité de celle-ci, mais plutôt une forme de « femellité » ; il en est férocement jaloux, il la veut à lui. Cependant, il ne l’épargne pas lors de cette montée éreintante vers le piton de la Sorcière : au prix d’efforts surhumains, elle clôt la marche, elle souffre, elle est fébrile. Mais ne l’oublions pas, c’est Malika qui lui a suggéré cette folle équipée, cette errance, cette divagation dans les hauts : Malika est l’instigatrice de cette ultime chasse au cours de laquelle elle va le quitter.

Qui est Malika ? En arabe, ce prénom signifie « Reine » ; or Babel la réduit par un amour oppressant à n’être que sa femme, il l’asservit à la chasse qui obsède sa vie. En vérité, il est aussi en quête d’elle : qui est ce fameux « Karl », amant mystérieux qui l’a précédé et dont elle ne lui dit rien ? Karl est le rival le plus dangereux qui soit, car il n’est pas incarné et autorise donc toutes les suppositions, d’autant qu’en allemand, Karl signifie « le prince, le roi, le maître ». Serait-elle un avatar de Kalla ?

Babel s’interroge : Kalla, Karl, Malika, Kanou (jeune « kaf » qui viendra se joindre à l’expédition), Kessel, King (le « lion »), jusqu’à Ricky (un des accompagnateurs habituels de ses aventures), cette allitération vient résonner à sa mémoire comme un inaccessible ; il est cerné de toutes parts. L’hallali est inévitable.

Et son aventure s’annonce dès l’incipit du roman : Mes rêves, je les ai vus se perdre dans la nuit de la chasse, sur le pic de la Sorcière, au-delà du cirque de Salazie. Tout de suite nous frappe l’antinomie entre le terme « rêves » et le verbe « ai vu » : avec cette expédition qui devait être la culmination de sa carrière de chasseur, il y a ce rapport au réel ; ce que Babel va raconter n’est pas une « invention », c’est un vécu qui repose sur du tangible : sont vraies les montées harassantes, est pesant ce barda qu’il faut transporter, est véritable ce regroupement de trois hommes connus de longue date et qui marchent dans son sillage. De même, l’irruption du jeune Kanou, comédien dont on utilise le talent et qui s’est déguisé en papangue de pacotille, même si, dans un premier temps de surprise, il a fait illusion ; Kanou est l’émissaire offert aux touristes pour faire semblant, produire des sensations fortes, il est engagé, rémunéré pour une prestation. Tout cela s’explique et se traduit en termes simples. Mais cette réminiscence de la vérité de Babel repose également sur un rêve, c’est-à-dire sur un défi à soi lancé, une chance de devenir autre, d’être dans l’ultime. Babel ne sait et ne peut se satisfaire du quotidien, il a besoin de se forger un destin qui le transforme, où il vive des vibrations de l’âme et de la chair ; il se cherche dans cette chasse où il va se confronter à l’impossible et se perdre dans une errance qui durera vingt ans. Mais le rythme de l’écriture ne se définit pas sur cette bipolarité, nous allons le voir jouer sur un battement ternaire, trois locutions de localisation viennent ici marquer un crescendo essentiel : « dans », « sur », « au-delà ». Nous nous situons « dans » notre île, La Réunion, où la famille de Babel est fortement ancrée ; il y a là, par le cercle insulaire, un enfermement ; de même l’auteur choisit-il de mettre dans la bouche de notre protagoniste, l’expression « la nuit de la chasse » : la lumière est morte, on trouvera l’expression d’un « jour-nuit », c’est-à-dire que Babel va vivre l’exploration, l’expérimentation d’un autre temps, d’un « hors du temps », une sorte de « vingt-cinquième heure ». « Sur ». Cette préposition nous amène dans les hauts de l’île, non pas dans les sentiers préparés et surveillés pour quelque raid, non, il s’agit d’une escalade sur un sommet jamais atteint.

Il est remarquable que la rencontre avec Kalla, qui est comme la descente de Thésée au Labyrinthe (un Thésée dont le fil se serait brisé), relève d’une sorte de « nekuia » inversée. L’Enfer est ici défini presque aux confins du ciel, à la limite verticale du piton, non pas dans un éther de pureté azuréenne, mais dans une profondeur de nuit absolue, sans soleil, et sans issue. Babel a atteint le point de confluence entre l’humain et le divin. « Au-delà » s’impose dès lors à la plume de l’auteur et, par ce fait même, à la confession de Babel. Au-delà de l’humaine condition, se trouve l’Absolu de l’Aventure : un acte prométhéen. Mais à la différence de Prométhée, Babel ne va pas accomplir un acte de générosité ni prendre le risque eschatologique de voler le feu pour en faire don à l’humanité ; non, il souhaite remporter une victoire qui le projette dans un défi démiurgique, son apothéose, sa gloire. On peut voir dans cette démesure, « l’hybris » d’un don Juan défiant la Statue du Commandeur. Atteindre l’inaccessible comme trophée dernier d’une « collection » qui n’a été qu’une marche contre le sacré ? Ou se perdre consciemment dans un acte qui est, d’une certaine manière, un suicide, une volonté libre d’en finir avec ses propres limites, inhérentes à la vie ? La question reste posée, d’autant que tout repose sur une confession/confidence recueillie le temps d’une nuit, cette fameuse unité de temps, le temps de la tragédie qui met en scène des héros nés pour se débattre avec la « machine infernale » du Destin, du « fatum ».

Cette perdition du héros se paie de trois morts (ses trois compagnons) et de vingt ans d’errance, de châtiment policier, d’internements psychiatriques et de marginalité. Mais trois femmes vont avoir un rôle de reconstruction mentale par l’écoute. Babel était un architecte qui avait pignon sur rue, il va pouvoir « se  retrouver » grâce à trois personnalités féminines, trois personnages de bienfaisance qui vont le ramener à une approche « ré-architecturée » de la réalité de nos vies, le reconduire vers un vécu profane et le faire accéder de nouveau à ce qu’il est : un homme ; et c’est tout. Un Homme. Ni plus ni moins. Parlons tout d’abord de celle qui va l’écouter, lui redonner une parole, y croire, entrer dans ce que les autres appellent ses « bouffées délirantes ». Il s’agit d’Elise Pajot. Ce prénom d’Elise n’est pas anodin, il signifie « dieu en ma demeure » ; à travers lui, se définit une bienveillance et en même temps un « cadre » d’accueil. « Pajot », selon l’étude des patronymes, veut dire le « petit page, celui qui est et reste à disposition ». Elise va donc, une nuit durant, aider Babel à se souvenir et par cette remembrance, elle va lui permettre de mettre des « mots » sur ses « maux » ; la parole va débloquer un processus mental particulier, elle va briser l’amnésie, dissoudre la fragmentation, réparer la fracture intérieure. Elise est celle qui le ramène à la raison et par ce même, à la maison. Avant elle, Babel a rencontré Hannah. Ce prénom palindrome qui signifie « la grâce » est éminemment symbolique d’un comportement de générosité. Hannah l’infirmière est celle qui soigne, qui panse les plaies, qui oint la blessure d’un baume. Mais avec cette approche du nom, il nous vient l’idée d’un lien, d’un pont, d’une passerelle ; Hannah fait revenir Babel vers nous et, surtout, le renvoie à cette mère qui lui a tant manqué. Elle recoud son passé et console l’enfant qu’il a été, apaise cette jeunesse volée par un père de violence effroyable et incompréhensible. Enfin, grâce à Elise, Babel va revenir sur ses pas, inverser le cours de sa route, revenir à ses origines, la case familiale où l’attend Flavie, sa sœur. Flavie. Ce prénom signifie en latin « blond » : il définit ici un être solaire, celle qui le protégeait des brutalités paternelles, celle qui l’accueille et va rétablir l’espoir d’un soleil, de jours à venir ; elle le remet sur un chemin, celui de la famille, de la fratrie. Elle va, avec Elise, et comme déjà l’avait initié Hannah, lui permettre de « s’autoriser » à s’accepter et donc à vivre. Nous ne pouvons ici que penser à Georges Pérec ; mais surtout à Boris Cyrulnic qui a développé le concept de « résilience ».

Il y a bien pour Babel, non plus la malédiction d’un prénom et d’un patronyme marqué au sang des atrocités, non plus l’obsession de son ascendance qu’il contre et prolonge à la fois, mais une rédemption à visage humain. En tant que lecteurs, nous entrons de plain pied et de plein fouet dans cette œuvre de Jean-François Samlong. Pour qui est natif de La Réunion, la matérialisation du « Zavan » en vieillard, les modifications de la perception dues au « zamal », tout cela fait partie de l’héritage culturel. Pour qui a vécu en Afrique, le breuvage sacré qui fait enfreindre les structures limitatives du monde qui nous entoure et que nous vivons comme un cadre mis en mots par la science et la raison, ce breuvage sacré qui emmène vers les arcanes d’un invisible et resitue l’initié dans un ensemble cosmique, c’est une réalité acceptée, respectée, ésotérique et constitutive d’une culture riche et profonde. L’inventivité qui procède à l’aventure de Babel invite à des dimensions illimitées. De plein fouet. Il faut évoquer ici, la force du verbe, la puissance créatrice de l’auteur et cette « poiésis » qui entraîne dans les contreforts escarpés de l’île - c’est un texte réunionnais -, mais qui amène, par l’évocation de l’Afrique, à des échappées géographiques vastes ; l’inspiration s’élargit au monde. Enfin, on atteint, par les références implicites contenues et dans l’élaboration de cette chasse initiatique et dans les replis sémantiques des mots, quelque chose d’universel. Nous ne pouvons que saluer la poétique d’une littérature vibrante, volcanique, qui se transcende. Et son auteur, Jean-François Samlong.

Halima Grimal
                

Babel au pays de Kalla, Alain Junot - 06/07/2015

Il s'agit du douzième titre publié par Jean-François Samlong depuis 1982. Le troisième chez Gallimard (Collection Continents Noirs) après Une guillotine dans un train de nuit (2012) et En eaux troubles (2014). Hallali pour un chasseur raconte l'histoire de Babel Mussard, ancien architecte, amateur d'armes à feu, de chasse et de femmes. Un drame a changé sa vie au cours d'une chasse au pays des sept lacs, sanctuaire de kalla la déesse noire, la sorcière. Une escapade, à la recherche de la papangue géante, menée en compagnie de quelques amis et de Malika Vénus enchanteresse, amoureuse de littérature "dont les mots avaient le goût de sa chair et la chair la saveur de ses mots" à tel point que Babel avait plaisir à "aller loin dans la lecture de son corps".
Au pays de Kalla, la chasse est tout à la fois, poème, psaume, guerre et Babel finit par réaliser que "le bruissement de la page qu'on tourne est plus doux que la détonation d'un fusil".
Faut-il tourner les pages à rebours ? Fuir dans le mensonge ou traquer la vérité égarée ?
Cette subtile variation autour du thème de la passion, sonne comme une méditation sur la vie, vibre comme un chant d'amour un peu triste et Jean-François Samlong confirme qu'il est un magnifique conteur et un prodigieux initiateur aux légendes de notre île.